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Les Palmiers sauvages

mise en scène Séverine Chavrier

: Note d'intention

Si «Les Palmiers Sauvages» est excentré dans l’oeuvre de Faulkner, l’histoire demeure faulknérienne. Elle met en jeu cette relation à soi, à autrui, au même, à l’autre, à l’étranger dont Faulkner a exploré les linéaments et les butées entre les membres d’une famille, à l’intérieur des demeures, des domaines, des foyers, voire tout au fond de la conscience de ses personnages, ou de ce qui en tient lieu.


Le roman retrace une fugue-fuite dans le monde intermédiaire où confine l’adultère et une romance de littérature de gare, l’oeuvre prend une dimension mythique, chimérique: malédiction, damnation, expiation, rédemption… Vouée à l’exigeante religion de l’amour, refusant de donner la vie, captive de sa culture, Charlotte voue les amants à un angélisme mortel, à l’amour à mort. Qui se révélera être un amour de la mort. Elle ne voit pas que cette fuite en avant est un enfermement, que cette exigence quasi nietzschéenne à cultiver un art de vivre et d’aimer, dans le face à face nu de deux êtres désemparés, se révèle être un art de mourir.
Chez Faulkner, l’hyperromantisme, loin de Werther et de Bovary, devient minéral et tue la vie: à force d’aimer l’amour, on finit par perdre la trace de l’autre, par le nier, par perdre la viabilité de cet amour. L’amour comme absolu - qui ne s’abaisse à chercher les conditions de sa survie. L’amour qui laisse l’identité se confondre avec l’identification: je suis ce que je lis du devenir de l’autre...


Des paysages exténués: brises, odeurs, rivières, glycine, taillis, futaies


C’est une cavalcade venteuse dans «un vent sans horaires, sans lois, imprévisible, venant de nulle part et n’allant nulle part, comme un attelage emballé à travers une plaine déserte».
Il y a une fonction topique du paysage chez Faulkner. Ni bucolique, ni idyllique, ni fantastique, fantôme mais pas fantomatique. Comment rendre sur scène ces traces ou signes d’une histoire naturelle en décomposition à l’image des paysages dont la multiplication des angles de vue ne donnera jamais qu’un aperçu tronqué?
Bruits, brises, odeurs, rivières, glycines, taillis, futaies enveloppent les protagonistes, odeurs puissantes, lumières particulières et participent de leurs fixations, de leurs pressentiments, de leurs douleurs immobiles. «Ces États-Unis d’Amérique où la civilisation naissait sous la hutte et allait mourir dans les bois», disait Tocqueville. C’est cette sensualité des éléments, puissante, qu’il faudra chercher à rendre au plateau, une des gageures de ce travail. Deleuze le souligne bien: «La nature n’est pas forme, mais processus de mise en relation: elle invente une polyphonie».


Trajet, traque: biffures et bifurcation


Cinq chapitres, quatre lieux: de l’hôtel à l’atelier de Chicago, puis le chalet dans l’Utah et enfin le bungalow au bord de la mer, ultime paysage, ultime horizon. Tandis que Charlotte agonise, se raconte en flash-back leur histoire d’amour de bruit et de fureur. Un trajet de la vie de bohème au cabanon de plage, abandonné au seul bruit des palmiers sauvages, un trajet de la vie à la mort. On a beaucoup écrit, Deleuze notamment, sur la prescience de la circulation, du trajet dans la littérature américaine, comme si «l’âme ne s’accomplissait qu’en prenant la route». Ici c’est aussi une descente aux enfers, une précarité qui gagne, une sauvagerie, celle de la nature, du corps engrossé qui prend le dessus; un trajet particulièrement clair qui, de libératoire à l’origine, finit par la mort (de Charlotte) et l’enfermement (de Harry) et où chaque étape rature la précédente, où chaque lieu n’offre qu’un éternel bouillon de vie.


Sons et silences: quelle parole?


Faulkner m’a toujours frappée par la façon dont il travaille avec le son: les cris de Benjy pendant toute la première partie dans «Le Bruit et la Fureur», les coups de marteau de la construction du cercueil dans «Tandis que j’agonise...» Ici, le bruit du vent qui claque dans les palmiers du bord de mer...
Dans cette écoute du vent, ce silence des éléments, les personnages sont aux prises avec des paroles de conscience et de pressentiment: monologue, ressassement, obsédés jusqu’à la sourde rage que produit la faillite ou l’impuissance à dire, à signifier.
Des paroles plus sonores que toutes les autres, tonitruantes dans les consciences, atteignant les autres sens, aveuglantes par la lumière de l’évidence, paralysantes et pourtant cachées, tues. Comme si à partir d’un même matériau, en l’occurrence le langage, s’écrivait et se parlait devant nous une autre langue.
Prises de conscience offerte à tous et à toutes, à un instant donné; Faulkner offre à tous ses personnages cette possibilité d’être un instant voyant, lucide, écrivain. Et comme un acteur ne fait pas autre chose qu’écrire un trajet, il me semble que c’est par la mise en lumière de ces prises de conscience (en italique dans le texte) que le travail doit commencer pour aboutir peut-être à un infini silence de surface.


«Un éclair profond, silencieux, un éblouissement, blanc raisonnement, instinct, il n’aurait su le dire».


Portrait de l’artiste en jeune femme:


En dehors d’appartenir aux personnages fénimins particulièrement fascinants dont Faulkner semble connaître les vérités parfois cruelles, figure inversée de Lena Grove de «Lumière d’Août», Charlotte Rittenmeyer se présente aussi comme une artiste. Il y a dans «Les Palmiers sauvages» une évocation satirique de la bohème artistique, telle que l’avait fréquentée Faulkner pendant ses séjours à la Nouvelle-Orléans. Harry, lui, devient un auteur commercial d’histoires pornographiques. A travers ces deux figures, Faulkner exorcise quelque chose de sa propre pratique artistique. Mais que cherche-til à énoncer, à dénoncer dans cette sorte de bilan introspectif et rétrospectif ? Qu’une histoire d’amour vécue comme une oeuvre d’art, construite, malaxée, préservée comme le travail de création est une entreprise solitaire vouée à l’échec? Et dans le même mouvement, que le prix à payer pour créer est l’inverse d’une vie artistique, mais bien celle d’un fermier exilé en résidence dans son domaine.
La mise en scène de ce travail créateur, habité par des crises (chez Charlotte), mercantile mais disciplinée (pour Harry) devra répondre à cette question plus vaste qui engage nos pratiques: que peut-on montrer du travail artistique en dehors de son résultat final, quels signes peut-on partager sans rentrer dans un pâle fantasme d’inspiration ou de discipline, qu’est-ce qu’un plateau peut en dire?

Séverine Chavrier

octobre 2013

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