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The Чёрный мönch (Le Moine noir)

Kirill Serebrennikov ( Mise en scène ) , Ekaterina Antonenko ( Direction musicale ) , Uschi Krosch ( Direction musicale ) , Anton Tchekhov ( Texte )


: Entretien avec Kirill Serebrennikov

Propos recueillis par Michel Flandrin et traduits par Macha Zonina

Le Moine noir juxtapose différents points de vue. Celui de Péssôtski, le propriétaire du jardin, puis de Tania, sa fille, de Kovrine qu’il considère comme son fils adoptif, et enfin du personnage du Moine noir. La pièce reprend le procédé d’un de vos films La Fièvre de Petrov, dans lequel les spectateurs partageaient les perceptions d’un dessinateur puis de son épouse bibliothécaire.


Kirill Serebrennikov : Ce qui m’importe est de placer le spectateur à l’intérieur des personnages. Le théâtre qui étudie les personnages comme des petites « figurines » en prenant soin de maintenir une distance entre eux et avec le public, le théâtre qui ne s’implique pas, ne m’intéresse pas car la vie est une cascade de collisions et de conflits. S’il se limite aux spectacles aseptisés ou abstraits, le théâtre n’impressionne plus. Dans mon travail, le spectateur entre dans Péssôtski, puis dans Tania, puis dans Kovrine, et il devient le Moine noir. Ce type d’exercice est possible sur les plateaux d’aujourd’hui. Ce procédé alterne les regards et modifie la perception. Il traduit ici l’altération de la lucidité de Kovrine. Il observe les autres mais reste inconscient de ce qui se passe en lui. Il sent que son entourage devient hostile, incompréhensible. Il pense que le monde bascule dans la folie alors que c’est lui qui devient fou. Ce va-et- vient entre les points de vue est une forme qui me passionne réellement.


Vous jouez également sur les temporalités. Dans le second volet du Moine noir, nous découvrons une Tania au crépuscule de sa vie.


Oui, cela coïncide avec le premier changement d’optique. Tania n’a plus le même âge et par voie de conséquence nous projette dans le futur. Nous nous retrouvons tout à coup face à une vieille femme qui revient sur son passé. Elle ressasse le traumatisme infligé par Kovrine. Son amour tragique a déterminé le reste de son existence. Par la suite, dans sa vie, plus rien ne s’est passé. Dans le théâtre des origines, le chœur antique porte la parole du Destin. La notion de fatum s’introduit à partir de la troisième partie, à chaque apparition du Moine noir dans la conscience folle de Kovrine.


Alors que Le Moine noir est une courte nouvelle fantastique d’Anton Tchekhov, votre adaptation en donne une version de 80 pages et le spectacle promet plus de 2h15 de représentation...


Ma vision est extrêmement dense et complexe. Durant l’écriture de cette adaptation, j’avais la sensation de côtoyer une sorte d’abîme, de ressentir une électricité, des décharges continues. De tout cela, un spectacle a commencé à émerger. Au début, il allait vraiment dans tous les sens. Pour le Festival d’Avignon, j’ai revu et écourté ma première version, dans l’optique de ne pas trop éprouver les spectateurs. Sur le plateau, vous voyez trois serres, enveloppées dans des bruits de foule et de nature, des phrases musicales. À partir de ces éléments, le jardin fastueux doit prendre corps dans l’imagination du public. Bien entendu, vu le lieu et le plein air, le jardin d’Avignon sera différent du jardin de Hambourg, où j’ai étrenné une première version. Cette exploitation représente toute la vie de Péssôtski et de sa fille Tania. Elle-même dit qu’elle ne possède rien d’autre que ce jardin. Dans l’esprit de Kovrine, il existe une opposition entre les arbustes de petite taille aux racines profondes et les tiges élancées en prise au vent. Lui s’imagine tel un grand arbre qui résiste aux rafales. Sa position est radicale mais je la comprends.


Différences entre les personnages, différences entre les points de vue et différences aussi au sein d’une distribution très internationale. Comment avez-vous réuni ces acteurs de diverses nationalités ?


Établir une distribution constitue pour moi la tâche la plus délicate. Choisir un interprète est un processus long, douloureux, absolument décisif dans le développement d’une création. Si le Moine noir avait été interprété par un acteur autre que Gurgen Tsaturyan, tout aurait été différent. Un spectacle est intimement lié à ceux qui le jouent, c’est pour cela que je suis très méticuleux dans la sélection des acteurs. D’autre part, Le Moine noir est une production européenne par un metteur en scène russe. C’est une production du Thalia Theater qui est une structure basée à Hambourg et c’est un artiste français, Olivier Py, qui m’a très généreusement offert la Cour d’honneur. Cela est très important pour moi. C’est mon premier projet véritablement international et européen. C’est une équipe internationale, avec des techniciens et acteurs russes, allemands, des acteurs lettons, des chanteurs et des danseurs d’origines diverses. Monter un projet européen a été un vrai défi. Mon adaptation de la nouvelle a principalement consisté à trouver un langage universel de compréhension mutuelle. Le spectacle est joué en allemand, en russe et en anglais. Je reste persuadé que le théâtre nous relie au-delà des mots.


L’invasion de l’Ukraine par l’armée russe a-t-elle eu un effet sur cette version du Moine noir ?


Le spectacle existait bien avant. Et la folie décrite dans Le Moine noir englobe le monde entier. Cela se ressent dans les vibrations, les actes, à l’intérieur des gens. Cependant, au premier degré, la pièce ne parle pas de politique mais de la fragilité des êtres. En général, je déteste la politique, car elle se moque de l’humain. Le théâtre et le cinéma demeurent les derniers moyens d’expression qui tentent de scruter et d’étudier la nature des hommes. Kovrine se dit malade de bonheur car il est atteint par l’imperfection du monde.


Outside, représenté en votre absence lors du Festival d’Avignon 2019, baignait dans la claustrophobie. La Fièvre de Petrov au cinéma et maintenant Le Moine noir abattent les cloisons, disloquent les récits, gomment les temporalités. Cette explosion narrative a-t-elle un lien avec les privations de liberté que vous avez subies en Russie ?


Il existe sans doute un lien subconscient avec ces longs mois d’assignation à résidence. Ceci dit, j’ai souvent travaillé sur des grands plateaux. La première fois où il m’a été confié un petit espace, j’ai été déstabilisé au point de devenir claustrophobe. Évidemment la Cour d’honneur du Palais des papes m’a toujours intéressé. Monter un spectacle dans la Cour constitue une étape décisive, capitale. Le lieu est sérieux, exigeant, il puise dans les racines du théâtre. Sur le plateau, l’adresse au public est permanente, et en même temps chacun interroge le cosmos. Ces sensations existaient sans doute, dans l’Antiquité, lors des toutes premières représentations théâtrales dont nous sommes les descendants. Le Moine noir au Festival d’Avignon relève d’un défi qu’il me faut assumer et qui m’envahit de trac. Je suis d’autant plus inquiet qu’après la Cour, je ne vois pas à quoi je pourrais me mesurer.


  • Propos recueillis par Michel Flandrin et traduits par Macha Zonina
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