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La Reprise – Histoire(s) du théâtre (I)

+ d'infos sur le texte de Milo Rau
mise en scène Milo Rau

: Entretien avec Milau Rau

Propos recueillis par Hugues le Tanneur

Avec La Reprise vous commencez la série sur l’essence, l’histoire et l’avenir du théâtre, que vous appelez Histoire(s) du théâtre en référence à l’histoire du cinéma de Jean-Luc Godard. De quoi s’agit-il ?


Les Histoire(s) du cinéma de Godard sont des anecdotes très personnelles, des histoires d’images – il s’agit de sa propre biographie en tant que spectateur, des histoires du système des stars d’Hollywood, de la façon dont le montage fonctionne, et ainsi de suite. Et indirectement, il s’agit toujours aussi de l’histoire – violente – du XXe siècle. Ma première partie d’Histoire(s) du théâtre portera également sur le point de vue des créa- teurs sur le complexe « théâtre », sur les obsessions des acteurs, sur mes obsessions. Cela inclut également des questions très techniques : com- ment entre-t-on sur scène, comment en sort-on ? Comment fabrique-t-on un personnage à partir d’un texte ? Comment les expériences humaines extrêmes – honte, chagrin, violence extrême, mais aussi engagement et révolte – peuvent-elles être représentées sur scène ? Que signifie « vérité » au théâtre ?
Dans la deuxième partie de la série (dont je programmerai un volet par saison en tant que directeur artistique du NTGent) le chorégra- phe Faustin Linyekula poursuivra ces questionnements sur le théâtre et la scène en posant son regard sur son pays natal, le Congo.


Vous évoquez dans La Reprise le meurtre d’Ihsane Jarfi. Contrairement à l’affaire Dutroux, autour de laquelle tournait votre dernière production Five Easy Pieces, ce cas n’a guère attiré l’attention en dehors de la Belgique, et est restée un « fait divers ». Comment êtes-vous tombé là-dessus ?


L’un des acteurs, Sébastien Foucault, qui vit à Liège, a suivi l’affaire à la Cour d’Assises. Il a assisté à toutes les audiences presque obsessionnellement, et quand on a commencé à réfléchir à un point de cristal- lisation, un « cas » pour La Reprise, il a proposé cette affaire-là. Autre coïncidence : Jean-Louis Gilissen, avocat liégeois avec qui nous avons longtemps travaillé ensemble – entre autres en tant que président du Tribunal sur le Congo – nous en a parlé lors d’un dîner. Il était l’avocat de l’un des assassins d’Ihsane Jarfi et ce procès l’a particulièrement affecté jusqu’à aujourd’hui. C’est pour cela que pendant la première semaine de répétitions, nous sommes allés à Liège avec les acteurs pour rencontrer des personnes impliquées dans cette affaire – et trouver d’autres acteurs, y compris pour interpréter la victime elle-même.


Mais qu’est-ce que cette affaire a à voir avec une histoire du théâtre ?


Nous avons consciemment choisi le pluriel, comme Godard l’a fait, d’ailleurs : des « histoires de théâtre ». J’ai commencé mes recherches sur cette pièce avec les trois acteurs Sarah De Bosschere, Sébastien Fou- cault et Johan Leysen, qui sont trois compagnons de longue date. Tom Adjibi, nous a rejoint ensuite grâce à un casting. Et à la fin, la gardienne de chien Suzy Cocco et le magasinier Fabian Leenders se sont joint à nous, tous deux acteurs amateurs.
Ensemble, nous nous sommes posé un certain nombre de questions : Pourquoi faisons-nous du théâtre ? Comment ? Dans quel but ? Je me suis rendu compte que pour ne pas tomber dans le piège des vérités autobiographiques, je devais m’appuyer sur autre chose, quelque chose d’objectif. Ihsane Jarfi a été torturé par un groupe de jeunes hommes pendant plusieurs heures, et tué, sans au- cune raison. Il ne leur avait rien fait, il est juste sorti d’un bar gay quand ils se sont arrêtés au coin de la rue et l’ont impliqué dans une conversa- tion. Ce qui s’est passé ensuite ne peut être reconstitué qu’à partir des histoires des meurtriers. Ces actions ont été extrêmement brutales, mais comment pouvons-nous mettre cette affaire sur une scène de théâtre ? Comment jouer un meurtrier ? Comment battre quelqu’un ? Et comment pouvez-vous répéter tout cela tous les soirs ?


"Le Manifeste de Gand" sera lu au début de la pièce. Comparable au Dogme 95 dans le domaine du cinéma il y a plus de 20 ans, il s’agit d’un ensemble de règles très concrètes, presque techniques. Par exemple, une règle détermine le nombre d’acteurs non professionnels et les langues parlées sur scène, une autre la proportion maximale de texte que l’on ait pas écrit soi-même. Vous allez jusqu’à spécifier la taille maximale de la camionnette pour le transport du décor. Est-ce qu’en cela, La Reprise est une pièce modèle ?


D’une certaine façon, oui. Il s’agit de sortir quelque chose de nouveau par le biais de règles : ce que j’appelle le « réalisme global ». Je veux un théâtre léger qui n’a pas d’énormes décors et qui peut faire des tournées, qui voyage dans le monde entier.


Je veux aussi un théâtre démocratique auquel tout le monde a accès : en tant qu’acteur, en tant qu’auteur, en tant que critique. En bref, je veux briser de manière méthodique l’espace hermétique du théâtre, y compris en ce qui concerne la question des clas- siques d’aujourd’hui, des mythes et des écritures contemporains. Si l’adaptation littérale des textes classiques est interdite, on est obligé d’écrire de nouveaux textes – et si l’on inclut tant de langues étrangères, tant de gens externes au théâtre dans ce processus de création, quelque chose de nouveau surgit inévitablement. Curieusement, les restrictions dans l’art ont généralement quelque chose de libérateur. Par ailleurs, chaque artiste a ses propres règles, mais la plupart d’entre elles sont implicites, et je trouve cela politiquement improductif. Par rapport à la Trilogie de l’Europe, dans laquelle il y avait 11 langues et aucun texte préexistant, La Reprise est moins radicale. Et bien sûr, il y a aussi la cri- tique des règles dans La Reprise.

La Reprise est aussi le titre d’un essai de Søren Kierkegaard. Qu’est-ce que la répétition signifie pour vous ?


Le format de la répétition joue un rôle très important dans mon travail depuis près de 15 ans. Bien que seulement deux ou trois de mes plus de 50 pièces, films et essais soient en fait des reenactments, ce terme est presque causalement lié à mon nom. Alors je me suis dit : “Pourquoi ne pas ouvrir la série Histoire(s) du théâtre avec une étude scénique ?” Ce qui est intéressant à propos du format, c’est que beaucoup de points qui m’intéressent au sujet du théâtre se rejoignent. Par exemple, le fait que – surtout dans une affaire de meurtre – les déclarations sont complète- ment différentes. En raison des différentes motivations, mais aussi pour des raisons purement techniques. Un témoignage, un souvenir ou un plaidoyer ne se réfère pas à la vérité historique, il s’agit d’une « recol- lection » au sens de Kierkegaard : la mère de la victime, mais aussi l’au- teur ou l’avocat, tous tentent de tirer un sens existentiel (ou politique) de l’événement. Ils s’en souviennent, mais en même temps ils le répè- tent selon leurs intentions respectives – le plus souvent inconscientes – « en avant », comme dirait Kierkegaard.


La pièce est également consacrée à l’expérience tragique, à la perte et au deuil, au mensonge et à la vérité, à la cruauté et à l’horreur. La mort d’Ihsane Jarfi est-elle tragique ?


Bien que dans la pièce, nous tournons obsessionnellement autour de la nuit où Ihsane Jarfi est tabassé à mort, nous ne sommes en réalité pas intéressés par ce qui s’est passé. Il est plutôt intéressant de voir comment ce cas de meurtre, souvent exagéré et gonflé, quand on le pénètre profondément, s’avère être une séquence banale et inutile de coïnciden- ces malheureuses.


Il y a deux fêtes d’anniversaire, différentes person- nes qui se rencontrent complètement involontairement. Il y a une violence sociale qui trouve un déclencheur. C’est en effet comme dans la tragédie antique : les gens, les figures sont aveugles, ils s’enchevêtrent de plus en plus dans le malheur et la culpabilité, avec lesquels ils ont toujours une relation presque somnambulique, et n’entrent dans la com- préhension que rétrospectivement.


Jarfi est mort parce qu’il était au mauvais endroit au mauvais moment, parce qu’il a – peut-être – dit quel-que chose de mal. Les meurtriers n’avaient aucune raison de le tuer, ils n’en avaient aucune intention au début – tout comme Œdipe n’a aucune intention de tuer son père, qu’il rencontre par hasard à un carrefour. Mais la tragédie est précisément, dans toutes mes pièces et ici aussi, l’imperméabilité traumatique de la violence. Aucune raison, aucune psy- chologie, aucune explication sociologique ne peut aider le spectateur. Une tragédie n’est pas un récit, c’est une expérience sur l’impossible vérité, sur l’absurdité, l’insondabilité, l’indicibilité de la mort.


Vos mises en scène sont toujours précédées d’enquêtes approfondies. Comment avez-vous mené cette recherche pour la production actuelle ?


J’essaie toujours de faire la recherche avec les acteurs et beaucoup d’au- tres participants au projet. C’est d’ailleurs l’une des règles du Manifeste de Gand : la création collective, avec toutes les personnes impliquées. Nous sommes allés à Liège pendant deux semaines et avons rencontré les parents de la victime, son père, sa mère, son ex-petit ami. Nous avons rendu visite à l’un des tueurs en prison. Nous avons parlé à leurs avocats. Une grande partie de ce qu’ils ont dit a été intégré à la pièce. Les personnages sur scène sont nourris de ces rencontres, mais aussi d’autres expériences et observations qui leur sont attribuées.
Nous voulions aussi en savoir le plus possible sur le milieu – au sens large – dans lequel ce meurtre a eu lieu. Liège est une ville avec un taux de chômage très élevé. Depuis les années 1980, au cours de la désindustrialisation de l’Europe, l’industrie métallurgique liégeoise, autrefois très importante, a été progressivement liquidée. La ville ne s’est pas encore remise de cela, jusqu’à aujourd’hui, et nous pouvons également comprendre ce cas comme une tragédie du chômage : les assassins viennent tous de la même banlieue liégeoise, autour de Seraing, où les frères Dardenne ont tourné leurs fameux drames sociaux. Les hauts fourneaux éteints sont encore debout à deux pas de chez eux, comme des mémoriaux. Dans ce contexte, nous rencontrons toutes ces personnes, nous entendons ce qu’elles ont à dire. Improvisations, fantasmes, obsessions personnelles des participants, beauté et horreur s’y ajoutent – et la pièce se construit progressivement.


Cela ne doit pas être facile pour les acteurs d’être confrontés à de telles réalités.


Parfois, ces rencontres sont difficiles, presque absurdes. Nous entendons quelqu’un nous dire quelque chose de terrible et on doit se dire au revoir, se séparer et commencer à travailler sur ce qui a été dit. Curieusement, c’est plus difficile pour les acteurs qui ont l’habitude de travailler avec un texte fini que pour les amateurs. Dans nos productions, cependant, nous partons du vide de la scène, de la tabula rasa. La peur du néant devient la règle du jeu. J’ai besoin de cette panique, de cette possibilité con- stante que tout échoue.
Qu’est-ce qui vaut la peine d’être mis en scène ? Si vous avez un Tchekhov, un Schnitzler, un Shakespeare, un roman ou un film – et j’avais l’habitude d’adapter des pièces de théâtre et des films de temps en temps – alors le travail est fait : quelqu’un d’autre a pris ces décisions extrêmement difficiles à votre place, a assumé pour vous cette responsabilité presque insupportable. Dans mon cas, au début des répé- titions, il n’y a que le comédien qui apparaît, dans tout ce qu’il fait, dans toute son incomplétude, avec tous ses préjugés, ses passions, sa sagesse, sa petite vie – et le public qui le voit. Quelque chose de nouveau, quelque chose d’inconnu doit se produire dans cette réunion, sinon le théâtre n’a pas de sens. Je crois qu’avec La Reprise nous approchons délibérément de ce degré zéro, bien sûr avec tout l’humour que ça implique. Nous nous confrontons à ce néant, nous le provoquons au moyen de règles ! Il n’y a pas de liberté sans responsabilité, comme le dit si bien Hannah Arendt. Dans une interview, Johan Leysen a dit que ce qui l’intéressait dans son travail avec moi était précisément cette confrontation avec le vide : “Quand on travaille avec Milo, on va à la première répétition et on n’a aucune idée de ce qui va se passer. C’est terrible, mais c’est aussi la seule raison pour laquelle on fait du théâtre”.


Vous vous intéressez aux drames sociaux de cinéastes comme les frères Dardenne et Ken Loach. La reprise est aussi une sorte d’hommage critique au drame social.


C’est exact : la représentation de la misère sociale des frères Dardenne ou de Ken Loach correspond à une forme de cinéma engagé qui n’inté- resse plus les jeunes générations de cinéastes. Pourquoi la réalité so- ciale n’est-elle plus racontée de cette manière ? Pourquoi n’y a-t-il pas d’idée d’un collectif, d’une classe, d’une humanité avec un destin com- mun ?


Pourquoi la description de la misère, des coïncidences épouvantables de l’histoire qui nous écrase, n’inclut-elle plus la révolte qui est présente dans tous les films des Dardenne ou de Ken Loach ? Le fait que je forme un collectif improbable pour La Reprise, réunissant des gens qui, autrement, n’entreraient jamais en contact, correspond à cette idée du théâtre comme un acte fondamentalement solidaire. En même temps, bien sûr, je me demande dans la pièce si le naturalisme est encore pos- sible au théâtre. Comment on le joue, comment on l’installe ? Qu’est-ce que cela veut dire quand un chômeur est choisi lors d’un casting « parce qu’il a un visage particulier », comme le dit Fabian à un moment donné ?


Il y a quelque chose dans vos créations qui s’inscrit nettement dans une volonté de situer le théâtre au cœur de la cité, de confronter le public à la violence du monde, à l’opacité de cette violence qui évoque par certains côtés le théâtre grec.


Oui, cette idée que le théâtre est fait pour un public, qu’il s’agit d’une œuvre publique, est au centre de mon esthétique. Dans le Manifeste de Gand, le public est inclus comme une position dans la création de mon théâtre, et La Reprise est en fait une allégorie sur le rôle du public : Pourquoi regarde-t-il ? Pourquoi n’est-il pas sur scène ? Pourquoi ne s’implique- t-il pas ? Et cela nous ramène aussi au cinéma engagé des frères Dardenne ou de Ken Loach : le fait qu’il n’y a pas de « spectateurs » et d’« auteurs », pas d’« acteurs » et de « critiques », que nous faisons tous partie de la même humanité, de la même grande histoire.
C’est en effet une idée très grecque du théâtre : Ihsane Jarfi, ses meurtriers, ce ne sont pas des psy- chologies spéciales, ce ne sont pas des personnages, nous le sommes tous. Mais il y a cette différence importante : dans la tragédie antique, tout se passe sous le regard des dieux. Si Œdipe rencontre et tue acci- dentellement son père, ce n’est pas une coïncidence, mais fait partie d’un grand destin collectif de l’humanité. Il y a donc un but à tout ce qui se passe. Mais comment le trouver aujourd’hui ? Où est la transcendance derrière la misère humaine aujourd’hui ? Pour moi, cette question est la plus importante de toutes : nous racontons quelque chose pour com- prendre le récit dans l’acte même, pour le surmonter. Cela peut sembler un peu romantique, mais j’essaie en fait de trouver la transcendance.



Certaines parties de cette interview ont été publiées dans AND#11, le magazine de TANDEM Scène nationale.
Les propos ont été recueillis par Hugues le Tanneur.

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