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La Ménagerie de verre

+ d'infos sur le texte de Tennessee Williams traduit par Isabelle Famchon
mise en scène Ivo Van Hove

: Entretien avec Ivan van Hove (1/2)

Propos recueillis par Daniel Loayza

Vous avez mis en scène Tony Kushner, Arthur Miller, Eugene O’Neill. Aux côtés de la chorégraphe Anne Teresa de Keersmaeker, vous travaillez en ce moment à une recréation de West Side Story. A présent, vous revenez à Tennessee Williams. Avez-vous des affinités avec le théâtre américain ?


Oui, le théâtre américain, la culture américaine, m’intéressent beaucoup, et depuis longtemps. Ce sont des auteurs qui parlent toujours de la société dans laquelle on vit. Vu du pont, par exemple, que j’ai mis en scène aux Ateliers Berthier, parle d’une certaine société, celle des immigrants italiens, dans une certaine époque, les années 50 du vingtième siècle, qui forme une communauté dans une grande ville, New York, au bord d’un continent énorme. Arthur Miller décrit les tensions qui traversent cette situation : à la fois le désir d’être intégré à un certain groupe et celui d’être soi-même. Ce sont de tensions fondamentales, universelles. Les auteurs américains y sont très sensibles. Kushner aussi, dans Angels in America, raconte cette tension entre l’aspiration individuelle à être soi, l’idéal d’être membre d’une société, et l’impossibilité de résoudre cette tension simplement. West Side Story ne parle pas d’autre chose.


Dans ce paysage théâtral américain, quelle est selon vous la place qu’occupe Williams ?


Prenons le cas de La Ménagerie de verre. C’est une pièce intérieure. Elle se joue dans l’intériorité des personnages, et aussi, littéralement, à l’intérieur. C’est un huis clos. Un souterrain. Le seul espace un peu à l’écart, c’est le palier de l’escalier de secours, le fire escape. Il n’y a pas de dehors visible. Mais cette histoire intérieure est une petite histoire dans la grande, dans l’Histoire, et Tom nous en parle dès le premier monologue. Nous sommes dans les années 30, pendant la montée du fascisme en Europe, en Allemagne et en Espagne. Tennessee Williams, comme écrivain, en est très conscient. Son personnage, qui veut être écrivain, l’est aussi. Il sait que ce monde devient de plus en plus brutal. Il ressemble d’ailleurs au nôtre. Nous sentons bien cette montée de la dureté. On n’écoute plus trop les opinions d’autrui, on exprime les siennes de façon immédiate – on est dans la réaction instantanée, dans le réflexe sans réflexion. C’est dangereux. Un tel monde, où la violence devient si facile, où on ne s’entend plus vraiment, est tout près de la guerre.


Mais au-delà de ce contexte, c’est aussi une pièce très personnelle ?


Bien sûr. Elle est presque une autobiographie. Il nous y parle de sa mère Edwina, de sa sœur Rose, qui avait été diagnostiquée schizophrène – aujourd’hui on dirait plutôt qu’elle était bipolaire. Et de lui-même, bien sûr, à travers Tom, qui est dans une impasse, qui sait que pour devenir lui-même, il faut qu’il s’arrache à sa famille. C’est très difficile, c’est déchirant, car son père l’a déjà fait avant lui. Tom se sent chargé d’une responsabilité, et en même temps il la hait, il déteste ce fardeau, il a horreur de son emploi dans une fabrique de chaussures pour un salaire médiocre. Il a la certitude qu’il est autre chose, un artiste. Tout cela, c’est vraiment la vie de Tennessee Williams.


Qu’est-ce qui caractérise les membres de la famille Wingfield ?


Avec La Ménagerie, j’ai découvert un monde sans héroïsme visible, habité par des personnages fragiles, là où Un Tramway nommé Désir présentait un monde très brutal. Les Wingfield sont pleins de doutes, de cicatrices, de secrets. Chacun des trois se retire dans son propre monde. Amanda se réfugie dans le passé. Pour elle, la vie dans le Sud était une existence où l’on savait se comporter, se montrer civilisé. Laura, elle, cherche à se retirer toujours plus loin dans un monde totalement intérieur, un univers de pure imagination, à l’abri du temps, dont la ménagerie de verre est la métaphore. Et Tom veut s’évader, échapper à tout cela. Il passe son temps à fuir, mais jusqu’ici, il revient toujours. Il se tient toujours un peu à la frontière entre deux mondes, l’intérieur et l’extérieur. Quand il se tient sur le palier de l’escalier, c’est pour trouver un peu de répit : ce sont les quelques mètres carrés, les quelques instants où il peut être seul en fumant une cigarette.


Tennessee Williams qualifie sa pièce de memory play.


L’expression n’est pas facile à traduire : « pièce-mémoire » ou pièce de mémoire, où l’intrigue est réfractée par le souvenir ?Tom annonce dès le début que sa pièce, c’est la mémoire, qu’elle porte sur le souvenir. On ne peut pas se contenter des codes naturalistes pour l’aborder. Williams, et Tom son narrateur, situent La Ménagerie dans une réalité de mémoire où tout est toujours diffusé, transformé, où le souvenir ne coïncide jamais simplement avec ce qu’on a vécu. Nous sommes dans un monde qui est soustrait à l’objectivité, à ce que Williams appelait le côté photographique. La vérité des faits est ici forcément subjective : voici ce que moi, Tennessee-Tom, j’ai vécu, comme je l’ai vécu.


Dans cette mémoire, il n’y a pas seulement les souvenirs de de Tom mais ceux d’Amanda qui rêve du Sud, ou ceux de Jim, qui se rappelle ses succès au lycée six ans plus tôt...


Oui, il y a des souvenirs de souvenirs. L’histoire de Tom contient et transporte celle d’Amanda, celle de Laura ou de Jim. Et cela, Tom ne peut pas s’en évader. Le temps n’est pas comme une cellule de prison qu’on peut fuir. On n’échappe pas ainsi à son histoire. Au moment où il nous parle, Tom le narrateur le sait, mais Tom le personnage ne peut pas encore le savoir. Il en est encore à une conception très simple de ce que doit être sa libération.


C’est-à-dire ?


Il veut sortir de la boîte où il est enfermé. Un matin, en rentrant, il parle à Laura de ses expériences de la nuit. Dans un music-hall, il a vu un magicien nommé Malvolio qui se fait clouer dans un cercueil et parvient à en ressortir sans faire sauter le moindre clou. Ce n’est pas par hasard que Tom est frappé par ce numéro-là. Malvolio réalise vraiment son rêve : sortir du cercueil sans que personne s’en aperçoive, sans faire de dégâts. À la fin de la pièce, Tom sera effectivement sorti de son cercueil, mais il se sera passé beaucoup de choses. Il y aura eu rupture et destruction. Et Tom aura voyagé plus loin que la lune, dit-il, mais sans échapper à sa sœur, sans s’être évadé de la mémoire.


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