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La Cerisaie

mise en scène Alain Françon

: Notes dramaturgiques

… Et où elle est cette recette ?
Oubliée. Personne ne s’en souvient.


Tchekhov, médecin, connaît les symptômes de sa maladie. À l’évidence il sait, en se mettant au travail, que La Cerisaie est sa dernière pièce. À cette époque, sa correspondance, loin de toute nostalgie, montre une volonté farouche de trouver l’énergie d’écrire avec ce qui lui reste de force. Il se plaint de sa lenteur, il la redoute mais, chaque fois, il l’affronte, il prend le temps qu’il faut. Il se l’accorde, pour aller plus loin.


L’aventure dramaturgique de Tchekhov commence avec Platonov, pièce écrite à dix-huit ans, irrecevable et jamais jouée de son vivant. D’emblée, dans un premier acte déjà magistral, il pulvérise les codes et les règles dramatiques qui régissent le théâtre de son époque. Il ouvre ainsi à l’expression dramatique une voie nouvelle sur laquelle, lui-même, ne cessera jamais d’avancer.
La Cerisaie est une oeuvre « ultime » non seulement parce qu’elle est la dernière pièce de Tchekhov, mais aussi parce qu’il l’a menée à l’endroit le plus éloigné qu’il soit possible d’atteindre dans cette voie nouvelle, en un point où la tension de la forme est portée à une telle extrémité qu’il n’y aurait plus rien au-delà sinon, peut-être, une expression du chaos. En ce point ultime, l’écriture de Tchekhov est si audacieuse, tendue, libre et, en même temps, si fragile, tremblante, presque titubante, comme arrachée, elle aussi, aux instants ultimes de la vie, qu’on est à la fois heurté, troublé et émerveillé qu’elle puisse donner naissance à une oeuvre aussi parfaitement accomplie.


Première singularité de cette écriture : sa continuité. Pas de scènes isolées mais, au sein d’un acte, une seule grande scène à géométrie variable, succession apparemment hasardeuse (en tout cas sans déterminant logique évident), d’entrées et de sorties de répliques et d’actions.
La parole circule sans cesse d’un personnage à l’autre, si elle s’arrête, une action prend le relais : on sert le café, on parle, on regarde sa montre, on vient, on parle, on va, on parle, on fond en larmes, on parle, on mange un bonbon. Flux de paroles et d’actions, il se dit ou se décrit toujours quelque chose. À une exception près : les pauses.


Les pauses de Tchekhov interviennent au sein des répliques d’un même personnage ou entre deux répliques de personnages différents. Plus rarement, mais cela se produit, elles suspendent le cours d’une action ou l’anticipent. Là, l’écriture laisse la trace d’un accident à peine perceptible et cependant très troublant car, tout d’un coup, le flux s’interrompt. Et à sa place, il n’y a rien, ou peut-être, « tout », parce qu’on a l’impression que toute la pièce s’arrête dans la pause même si ce n’est que pour une fraction de seconde. Dans ce temps de suspension parfois infime, tout peut se produire et, finalement il ne se produit rien. La pièce crée sa propre tension dramatique à partir du vide, du rien.


Les cinq pauses qui articulent la scène entre Lopakhine et Varia au dernier acte sont emblématiques de cette tension. Dans cette scène, ce sont les pauses qui font exister, qui donnent une présence et une force extraordinaire à ce qui n’a pas lieu. Cette dramaturgie unique et pour le moins paradoxale fait percevoir et donne à sentir concrètement l’être même de ce qui « se manque » dans la vie. Et Tchekhov a l’élégance de ne pas s’attarder, la scène et ses pauses nous sont données comme un instant parmi d’autres qui nous bouleverse peut-être, mais la pièce ne s’y arrête pas, elle est à la fois tout ce qui précède et ce tout ce qui continue.


Une autre singularité de l’écriture de Tchekhov est la façon dont elle s’ordonne autour d’un grand nombre de motifs. « Ce qui n’a pas lieu » fait partie de ces motifs et cela s’inscrit organiquement dans les pauses. Mais il y a aussi tout « ce qui a effectivement lieu » et c’est un autre motif qui, lui aussi trouve une inscription organique dans l’écriture : ce sont tous les signes qui convoquent le présent immédiat du corps ou des sensations : « Je m’assieds, je m’endors », « les mains qui tremblent », « Ah je tombe ! », « j’ai les mains engourdies, je suis gelée », « j’ai envie de sauter, d’agiter les bras », « c’est bizarre, j’ai quelque chose dans l’oeil droit… je ne vois plus très bien. » etc. Il y a, ainsi semée tout au long du texte de La Cerisaie, une quantité invraisemblable de mots descriptifs de l’état immédiat des corps, des humeurs, du climat, des sons, des températures, d’une physiologie des êtres, d’une physique de la nature. Et c’est comme si l’écriture elle-même avait les frissons, les tremblements, les évanouissements, les visions parfois hallucinées des corps et des lieux qu’elle décrit : Lioubov voit soudainement sa mère traverser la cerisaie ou bien, dans le crépuscule, tout le monde entend « comme s’il venait du ciel, un bruit de corde qui se casse, un bruit mourant et triste » qui peut être aussi bien « Là-bas dans les mines, très loin, une benne qui est tombée », « ou un oiseau peut-être… une espèce de héron », « ou un grand-duc » Tout est possible.


Ce motif, qui se rattache directement à « l’être-là » des corps et des sensations, implique, requiert le « présent » dans la représentation. Le tour de force de l’écriture de Tchekhov est de faire que l’autre motif, celui qui se rattache à « ce qui n’a pas lieu » se manifeste tout aussi concrètement dans « l’être-là » immédiat du manque ou, en tout cas, de ce qui fait défaut. Je ne connais pas d’écriture qui permette de confronter à ce point le pur présent d’un élan vital, – quasiment frénétique – avec ce qu’il crée de défaillance. C’est sans doute de là que vient la tension extrême, le mouvement irrépressible dans lequel est précipitée toute la narration. Ce flux narratif multiplie les motifs les plus triviaux (l’argent, la gloutonnerie, le billard, la veulerie, le bavardage, les illusions, etc.) comme les plus élevés (le passé, l’enfance, l’avenir, l’utopie, la justice, la souffrance, la beauté, la mort, etc.), motifs qui ne cesseront pas de s’interpénétrer, de se contaminer et de contaminer tous les personnages de la pièce.


À la fin, le « flux » quitte la maison, s’en va ailleurs porter ses tourbillons. Reste Firs, le vieux serviteur, le passé, et la vie qui s’est éloignée.

Michel Vittoz

mars 2009

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