: Entretien avec Julie Duclos
Propos recueillis par l'équipe du TNB
Julie Duclos met en scène Kliniken, une
pièce de Lars Norén. Cet auteur suédois mort
en 2021 à l’âge de 76 ans, aura été l’un des
dramaturges majeurs de la seconde moitié du
XXe siècle et du début du XXIe. Son théâtre est
une coupe franche exécutée dans les flancs
de l’humanité. Elle laisse apparaître celles et
ceux qui marchent de travers dans le monde.
Les personnages qui peuplent l’univers de Lars
Norén sont à la marge, clandestins, abimés,
déréglés, fracassés, pulsionnels.
Ils sont excessifs, vulnérables, fragiles,
souvent très drôles et toujours terriblement
vivants. Kliniken, pièce que monte Julie
Duclos, ne fait pas exception à la règle.
Vous avez fait plusieurs stages en tant qu’actrice avec le maître polonais, le metteur en scène Krystian Lupa. Il a, voici quelques années, créé une pièce de Lars Norén, Catégorie 3.1, représentée sous le titre, Salle d’Attente. Venir à votre tour vers cet auteur suédois, est-ce une façon de rendre hommage à Lupa ?
J’ai vu plusieurs fois son spectacle et je
l’ai beaucoup aimé. Lupa a capté, comme
personne, l’écriture de Norén. Il avait une
façon inouïe d’en percevoir les humanités et
les fantaisies. Catégorie 3.1 et Kliniken ont
beau être 2 pièces cousines (notamment pour
leur choralité), elles sont tout de même très
différentes. Tant mieux car il faut savoir ne pas
imiter ses maîtres !
Krystian Lupa m’a donné
tant d’outils pour ma vie que je ne les théorise
même plus. Son apport est en moi. Chaque
mise en scène que je signe prolonge notre
rencontre, mais cette rencontre est désormais
intériorisée, comme d’autres influences qui ont
façonné mon regard et mon langage scénique.
Quelle différence y-a-t-il entre ces 2 pièces ?
Dans Kliniken, il est question de maladie mentale et des degrés qu’emprunte la folie. Mais, alors que dans Catégorie 3.1, les héros et héroïnes n’ont presque tous et toutes plus de prénoms, vivent dans la rue, évoluent dans une dramaturgie explosée, dans Kliniken, nous sommes dans un huis clos, à l’hôpital, le langage a résisté, elles et ils sont nommé·es et parviennent à entrer en lien. Certaines sont très atteint·es, d’autres moins. Jeunes et moins jeunes sont touché·es. Cette population confinée nous ressemble beaucoup. Au fond, Catégorie 3.1 représente l’étape d’après, celle de la marginalité absolue.
Qu’est ce qui, selon vous, fait la puissance du théâtre de Lars Norén ?
Sa grande force est le mélange qu’il opère
entre le documentaire et une seconde veine
qui relève de la poésie. C’est génialement écrit,
complètement musical, avec des pauses dont
nous respectons les valeurs et des gouffres qui
se logent entre les paroles. Il faut mener une
véritable orchestration.
Lars Norén est un auteur qui ne se laisse
jamais aller aux mots d’auteurs. Il est toujours
à l’endroit de la vie. Comme chez Anton
Tchekhov, la poésie surgit par la petite porte.
L’humanité qu’il déploie est bouleversante.
Il trace un portrait remarquable des
marginalités, des peurs qui courent les
hôpitaux, des individus livrés à eux-mêmes hors
de toute structure familiale. Il savait d’ailleurs
de quoi il parlait en écrivant Kliniken : lui-même
avait été diagnostiqué schizophrène.
Est-il dangereux de s’aventurer sur le terrain du dérèglement lorsqu’on dirige une troupe de comédien.nes ?
Non. C’est plutôt très ludique. Il y a beaucoup
d’humour dans la pièce. Je tiens à le dire
car, en réalité, c’est extrêmement drôle, aussi
drôle que le sont les documentaires tournés,
par exemple, par Raymond Depardon.
Tous
ces gens perçoivent le monde de manière
très différente. Elles et ils ont des blessures,
des fêlures, mais vont aussi très bien, d’une
certaine manière. Leur bonne santé est
intéressante. Pour préparer le spectacle, je me
suis immergée quelques temps à l’hôpital de
Valenciennes. J’ai discuté avec les médecins
et les infirmières. Tous me disaient que chez
les psychotiques, existe une forme de joie
indéniable. C’est cette joie qui crée le vivant.
Le spectacle n’est pas et ne doit surtout pas
être mortifère. Ces individus nous ressemblent.
Leurs comportements, leurs émotions, leurs
actes, leurs paroles : tout en eux nous renvoie
à nos pseudo-normalités. À peu de choses près,
nous pourrions sans doute nous trouver
à leur place. Que sont-ils sinon le résultat de ce
que la société a fait d’eux ? Le spectacle est un
microcosme, un miroir de notre monde. Le texte
n’est surplombé par aucun jugement.
Une communauté évoluant dans un hôpital... Difficile de ne pas penser à l’expérience du confinement !
Oui ! Nous avons vu La moindre des choses,
ce très beau documentaire de Nicolas Philibert,
filmé à la clinique de la Borde fondée en 1953
par le neuropsychiatre Jean Oury.
À la fin du film, un des personnages se tourne
vers la caméra et dit au spectateur : « Ici on
est entre nous. Et désormais vous aussi, vous
êtes entre nous. » Le théâtre aussi est affaire
d’immersion !
La Covid a-t-elle changé quelque chose dans votre perception du théâtre ?
Compliqué de répondre à cette question !
Le rêve de Kliniken était là, bien avant que la
pandémie ne débarque dans nos vies. Et il est
indemne. Le premier confinement a interrompu
la tournée de mon spectacle précédent,
Pelléas et Mélisande, que nous n’avons pas pu
reprendre ensuite. Je me suis sentie isolée.
Mais Kliniken occupait déjà mon esprit et ce
que je pensais faire de cette pièce n’a pas
été modifié par la Covid.
Le texte a en lui une
dimension qui excède le temps, les contextes
et les circonstances, c’est ce pourquoi elle est
forte. En revanche, ce qu’on aura vu, durant
tous ces mois de confinement et de couvre-feu,
c’est que la société fabrique de plus en plus
de fragilité financière ou mentale, de folie.
Ce n’est pas une nouveauté mais ça s’est
accéléré et aggravé.
- Propos recueillis par l'équipe du TNB, octobre 2021
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