theatre-contemporain.net artcena.fr

Accueil de « Iphigénie »

Iphigénie

+ d'infos sur le texte de Tiago Rodrigues traduit par Thomas Resendes
mise en scène Anne Théron

: Entretien avec Anne Théron

Propos recueillis par Francis Cossu

Comment résumeriez-vous cette interprétation d’Iphigénie ?


Agamemnon, Ménélas, le Vieillard, Ulysse, Achille, Clytemnestre, Iphigénie, le Chœur : les personnages de la tragédie sont tous là. Comme chez Euripide ou Racine, Agamemnon, le père d’Iphigénie, est traversé par les mêmes doutes : et s’il refusait le sacrifice de sa fille pour gagner la guerre de Troie ? S’il renonçait à cette guerre ? Peut-il changer le cours de l’histoire, échapper à son passé, ainsi qu’à sa répétition ? C’est sur ce point que Tiago Rodrigues réécrit la pièce. Si Agamemnon se questionne déjà chez Euripide, ici les comédiens-personnages cherchent le fil de l’histoire tout en essayant d’y échapper, sauf Iphigénie et sa mère, Clytemnestre. Toutes deux disent un non définitif et refusent de suivre le chemin tracé pour elles par les hommes qui décident de leur sort. Les personnages sont tous là, mais vivent dans un autre espace-temps car, contrairement à la tragédie antique ou classique, Tiago Rodrigues remet le pouvoir en question. Il le fait même d’une manière colossale : en retirant les dieux de l’équation théâtrale ! Lors de son échange houleux avec son frère Ménélas, Agamemnon déclare que « Les dieux sont des histoires qu’on raconte aux Grecs pour justifier ce qu’ils ne comprendraient pas autrement ». Sa femme, Clytemnestre, renchérira plus tard : « Les dieux sont une fable qu’on nous raconte pour nous souvenir autrement de ce qui s’est réellement passé. » Cela signifie que les hommes se retrouvent soudain seuls face à leur libre arbitre et que les figures de la tragédie, libérées du joug de puissances supérieures, s’incarnent tout à coup sous la forme de personnages, aux prises avec leur propre être. Ils ne sont plus que des hommes livrés à leur liberté de pensée et d’action. Chacun s’appuie sur ses propres souvenirs, à la recherche de soi-même, dans une tentative commune d’échapper à la fiction de la tragédie. En contestant leurs rôles, ils deviennent autres, face au vertige de leur émancipation. En invoquant leur propre mémoire en opposition à cette mémoire collective qui émerge du fond des temps, les personnages de la pièce se découvrent tout à coup sujets.


De ce point de vue, les rôles féminins sont presque des rôles féministes, même si la fin de l’histoire est identique : Iphigénie meurt sacrifiée.


Effectivement, dans cette version, même doués de libre arbitre, même s’ils interrogent l’histoire, les hommes finiront par se soumettre au diktat de la tragédie. Agamemnon sait pertinemment comment la pièce va se terminer, il le dit à Ménélas : « Je me suis souvenu du futur. » Il sait que lui et sa fille vont mourir. « C’est inévitable », finira-t-il même par admettre. Au nom des Grecs dont il est le roi, il ne peut refuser la guerre. Agamemnon ne croit pas aux dieux, mais il croit au pouvoir. Tous les hommes de la pièce croient au pouvoir qui, selon eux, implique la guerre et donc la mort de l’innocence qu’Iphigénie représente. Asservis à une idée du pouvoir, les hommes n’ont pas la force de s’en affranchir. Les femmes, elles, refusent radicalement d’emprunter le chemin que le mythe a tracé pour elles. Elles sont vivantes et revendiquent leur choix : proposer de recommencer de zéro, dans un autre rapport au monde. Clytemnestre est un personnage extraordinaire. Elle demande aux hommes de renoncer. À la scène 13, elle menace clairement Agamemnon : « Si tu tues Iphigénie‚ ces mains auront ta perte. » C’est une femme en colère décidée à ce qu’Agamemnon soit responsable de son crime face à l’histoire. En ce sens, elle fabrique ainsi une autre mémoire de la tragédie pour nous qui la regardons aujourd’hui. C’est vertigineux !


Iphigénie ne réclame aucune vengeance, refuse catégoriquement que l’on se souvienne d’elle. Qui est-elle selon vous ?


Iphigénie n’intervient que très peu dans la pièce. Elle ne parle pas beaucoup, notamment parce qu’on ne lui en donne pas souvent la possibilité. Contrairement à sa mère qui est montrée comme une femme d’action qui se bat, Iphigénie dira seulement « non ». Mais cela vaut toute autre forme de discours. D’ailleurs, c’est je crois le seul personnage de théâtre que je peux simplement résumer par « non ». Elle ne dit pas non au destin personnel qui l’attend, mais elle veut échapper au mensonge, que ce soit à celui des dieux ou à celui des hommes. Elle se refuse à perpétuer et à collaborer avec un système où le pouvoir engendre le crime. C’est elle qui tranche de façon radicale le lien qui l’attachait à la tragédie et qui permet à tous de ne plus être soumis à la répétition du tragique. Elle ne veut pas être pleurée. Elle refuse d’être utilisée. Elle ne veut pas devenir martyre. Elle sort du jeu. Elle veut mourir en femme libre : « Ne me touchez pas. Ni maintenant, ni après. Ce corps est le mien. Plus rien, ni personne ne peut me toucher. Je suis déjà morte. On m’a déjà oubliée. Ne racontez plus jamais mon histoire. Adieu. » C’est ce qui me bouleverse.


Vos mises en scène sont de savants alliages. Elles tissent texte, image filmée et impression sonore. Comment allez-vous traduire cette tragédie du point de vue des sensations ?


Le plateau est comme une partie retirée de la plage immense où tous attendent que le vent se lève. La mer s’agite au loin, derrière une digue, sur un écran où sont projetées les silhouettes fantomatiques des soldats, accroupis, installés autour d’un feu, désœuvrés, ou debout, immobiles face au large, scrutant l’horizon, ou encore arpentant le rivage. Nous les apercevons de dos, ressemblant à de petites formes floues, se mouvant au ralenti. J’ai voulu filmer l’attente. Cette absence angoissante de vent qui fait plus encore résonner la guerre qui s’annonce. Le son raconte ce que nous ne voyons pas, les bruits de ces armées navales invisibles à l’écran, les bateaux à l’arrêt, le très lointain clapotis d’une vague sur la coque d’un bateau dans un gros plan sonore. Quand il s’interrompt, nous entendons le silence comme si nous nous étions suffisamment éloignés. Un son comme venu des origines, de plus loin que la mémoire, qui sculpte le silence. Tous les comédiens, eux, sont en scène sur un plateau vivant, qui se disloque petit à petit. Le sol a beau se disjoindre, les comédiens sont là, ils se souviennent et refusent que le texte se répète. Bien que le Chœur les prévienne, une tragédie finit toujours mal, ils tenteront jusqu’au bout de lutter contre la destinée. Contre ce sol qui s’évapore sous leurs pieds. Et puis, il y a Iphigénie, droite, vivante, filmée à la fin du spectacle en gros plan, le visage radieux. La pièce de Tiago Rodrigues me donne envie de résister et de vivre et j’aimerais que les spectateurs sortent chargés de cette vitalité, de ce besoin fou de vivre.

imprimer en PDF - Télécharger en PDF

Ces fonctionnalités sont réservées aux abonnés
Déjà abonné, Je me connecte Voir un exemple Je m'abonne

Ces documents sont à votre disposition pour un usage privé.
Si vous souhaitez utiliser des contenus, vous devez prendre contact avec la structure ou l'auteur qui a mis à disposition le document pour en vérifier les conditions d'utilisation.

Loading…
Loading the web debug toolbar…
Attempt #