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Henry VI

+ d'infos sur le texte de William Shakespeare traduit par Line Cottegnies
mise en scène Thomas Jolly

: Entretien avec Thomas Jolly

Propos recueillis par Jean-François Perrier

Vous avez travaillé Marivaux, Arlequin poli par l’amour, Sacha Guitry, Toâ, et Mark Ravenhill, Piscine (pas d’eau). Vous allez présenter au Festival d’Avignon l’intégrale de la trilogie Henry VI de William Shakespeare. Pourquoi cette proposition ?

Thomas Jolly : Nous sommes une compagnie de six comédiens, La Piccola Familia, et à l’instar de cette compagnie fondée ensemble, nos spectacles se créent collectivement. Nous sommes donc un groupe de travail avec un langage et des contours définis. Mais nous avons senti le besoin de nous élargir et de faire venir d’autres acteurs. De plus nous avons peu joué Piscine (pas d’eau). C’est une pièce difficile et âpre qui sort des calibrages habituels. Et cela nous a donné envie de continuer à assumer des aventures au long cours, hors-normes. Henry VI est une pièce que j’avais déjà abordée lors d’un atelier mené par Marie Vayssière à l’école du Théâtre National de Bretagne et elle est surtout la trilogie qui contient la première pièce écrite par William Shakespeare. Nous avons voulu l’appréhender comme un « terrain de jeu », un lieu de recherche, et avons considéré que le jeune auteur Shakespeare s’y cherche encore un peu, mélange tous les genres – farce médiévale, tragédie épique, vers et prose. Cela nous a semblé très excitant.

Qu’est-ce qui vous intéresse dans cette immense pièce ?

Le fait que William Shakespeare, derrière ce qui peut apparaître comme une course à la couronne entre différents prétendants, peint d’une manière étonnante un moment de grand bouleversement mondial. Entre le XVe siècle, qui est celui du roi Henry VI, et le XVIe siècle, celui de William Shakespeare, le monde s’est mis en marche et sans s’arrêter. C’est le moment des grandes révolutions, l’imprimerie, la découverte du Nouveau Monde, le protestantisme et les schismes. La terre n’est plus au centre de l’univers et les armes à feu se développent. Symboliquement, ce règne est un marqueur de changements au sein d’une période de bouleversements et de violences. Par exemple, dans Henry VI, il y a une pétition contre le duc du Suffolk qui a enclos à son profit des terres qui étaient communales. C’est le début d’un capitalisme agricole qui va lui-même être à l’origine de la Révolution industrielle. De la même façon, le personnel politique de l’époque, centré sur ses ambitions personnelles, est surpris par les révoltes populaires qui surgissent.

Le roi Henry n’est-il pas toujours présenté comme un roi pieux, doux et sensible ?

Le roi est bienveillant et juste, mais son règne sanglant : guerre de Cent Ans, guerre des Deux Roses, révoltes populaires. Et c’est dans cette violence que ce roi admirable perdra son trône au profit de Richard III. Ce qui pose d’ailleurs une question : faut-il être tordu dans son corps, dans sa tête et dans son âme pour arriver au trône ?

Il y a peu de femmes dans cette pièce.

Comme dans la plupart des tragédies historiques. Mais ce sont des femmes extraordinaires. La reine Marguerite qui est une femme de guerre, Jeanne d’Arc qui vit dans un monde exclusivement masculin qu’elle domine un temps, Éléonore qui, pour établir le pouvoir de son mari, s’engage en sorcellerie, la comtesse d’Auvergne, une veuve qui par vengeance tend, toute seule et dans une scène superbe, un piège à Talbot, le chef de guerre anglais.

Vous parlez souvent d’une tétralogie en ajoutant à la trilogie Henry VI la tragédie Richard III.

Oui, car la pièce décrit une sorte de crise qui sur cinquante années nous amène du bon roi Henry au méchant roi Richard. On ne sait pas alors si Henry VI est le prélude de Richard III ou si Richard III est l’épilogue d’Henry VI. Les thèmes sont les mêmes et l’état de crise perdure entre les quatre pièces. Une crise dont les protagonistes sont conscients, comme ils sont conscients des conséquences de leurs actes, et une course au progrès qu’ils ne maîtrisent pas très bien.

Vous vous inquiétiez du calibrage des projets artistiques dans la période actuelle. Avec Henry VI, vous êtes hors calibrage.

Trois pièces, quinze actes, cent cinquante personnages qui feront entendre près de dix mille vers… J’en suis très heureux car cela nous a permis de sortir du « faire vite et bien », de la logique de la production qui domine dans les choix face à nos désirs profonds. Maintenant je peux dire : j’ai un chantier qui va durer quatre ans et je vais tout faire pour trouver le financement qui m’aidera à faire ce voyage initiatique, pour prouver que le public n’aime pas spécialement les spectacles calibrés et qu’il peut être présent pour partager cette traversée, qu’elle dure quatre, huit, treize ou dix-sept heures. Je crois qu’il y a un désir commun entre les spectateurs et nous. Un rassemblement, une communauté éphémère, un véritable échange dont nous avons tous besoin. Je me suis passionné récemment pour les recherches sur les neurones miroirs. Il est prouvé que si un de mes neurones s’active car je fais un geste, la personne face à moi verra son neurone à lui s’activer de la même façon même si son bras reste inerte. Dans notre tête, nous ferons le même geste. On vient peut-être au théâtre pour faire ensemble la même chose… Pour être en empathie.

En ce qui concerne votre théâtre, on a le sentiment que chaque texte que vous mettez en scène est aussi pour vous une recherche sur la façon de mettre en scène.

Au départ, j’ai voulu être metteur en scène pour être un « super spectateur », pour me faire des cadeaux… et j’ai toujours été fasciné par la boîte noire du théâtre et par les moyens techniques à l’oeuvre. Je n’aime pas beaucoup les scènes sans les dessous, sans les cintres et sans la machinerie du théâtre. J’ai besoin des trois niveaux du théâtre : l’enfer, la terre et le ciel, et de tout ce qu’il est possible de faire en les utilisant ensemble ou séparément. La théâtralité se trouve dans les inventions qui naissent dans ce lieu magique grâce à l’imagination de ceux qui travaillent ensemble. Chaque spectacle est donc un questionnement sur « comment on fait à partir de ce qu’on a ? ». En choisissant Henry VI, je me pose des questions en pensant à ce qu’était le théâtre élisabéthain, à ce jeu en plein air, à la vue de tous les spectateurs, presque sans autres artifices que ceux des acteurs.

Il faut quand même des moyens pour traverser cet univers shakespearien fait de batailles, de cérémonies, de combats et de moments de pompe royale.

J’ai deux alliés qui me permettent de rendre le cérémonial et la guerre : la musique et les lumières. Ce sont des aides précieuses quand je conçois mes scénographies, mes machines à jouer, et quand je prends le rôle de « l’entremetteur en scène ».

Le titre de « metteur en scène » vous gêne-t-il ?

Non, pas vraiment. Tout dépend de ce que l’on met derrière ce terme. Je pense que je suis davantage « régisseur » comme disait Jean Vilar, ou « directeur artistique » comme disent les anglais, ou « chef de troupe ». Je suis là pour donner de la cohérence aux projets que les acteurs, les techniciens et moi proposons au public.

Ce qui caractérise aussi les tragédies historiques de Shakespeare, c’est qu’elles présentent ou analysent des événements qui ont eu lieu à peine plus d’un siècle avant l’écriture des pièces.

C’est étonnant, oui. Shakespeare s’est beaucoup inspiré des Chroniques de Raphael Holinshed, qui venaient de paraître et qui parlaient de l’histoire de l’Angleterre. C’est un théâtre presque documentaire. Et c’est cette démesure qui me plaît. Les tragédies dépassent leur part d’immédiateté et de réalisme en abordant des thèmes éternels dans une langue unique.

Mais Shakespeare prend de grandes libertés avec l’Histoire.

C’est évident avec le personnage de Jeanne d’Arc, une prostituée un peu sorcière, ou avec le roi Charles, un prétentieux imbu de lui-même, qui ne correspond dans Henry VI ni à l’image que nous en avons ni aux récits historiques de l’époque… Mais la liberté de l’auteur par rapport à l’Histoire me permet aussi de prendre des libertés par rapport au texte. J’ai ajouté, en bon rouennais que je suis, un petit bûcher pour faire mourir Jeanne d’Arc qui dans la pièce disparaît sans laisser de traces… J’ai inversé des scènes, parfois coupé ou encore supprimé des personnages.

Vous avez même ajouté un personnage ?

Oui, il s’agit d’un personnage qui donne au spectateur des repères temporels. Il propose des rendez-vous réguliers au public qui l’attend, un peu comme un rhapsode.

Comment avez-vous fait pour constituer l’équipe de comédiens nécessaire pour monter la pièce ?

J’ai pris la scène dite de la généalogie où le duc d’York présente tous les rois et reines et les membres des familles d’York et de Lancastre qui ont précédé Henry VI. Une fois que j’ai eu le nombre de comédiens pour figurer chaque membre de cette généalogie, j’ai su que nous étions au complet.

On a aussi beaucoup dit que cette pièce n’était peut-être pas entièrement écrite par Shakespeare. Qu’en pensez-vous après l’avoir travaillée ?

On peut avoir le sentiment que la première partie est mal « fagotée ». La facilité serait de dire que les scènes bien écrites sont de Shakespeare et les autres l’oeuvre de comparses. Moi je préfère dire que cette première partie est archaïque avec un très beau traitement de la guerre de Cent Ans, et ouvrir le spectacle avec ce côté « foutraque » et potache que je mets au compte d’un jeune auteur qui se cherche dans sa première pièce.

Selon Victor Hugo, que vous citez, « il y a deux façons de passionner la foule au théâtre : par le grand et par le vrai. Le grand prend les masses. Le vrai saisit l’individu. » Avec Henry VI, peut on jouer sur les deux tableaux ?

C’est un extrait de la préface de Marie Tudor et j’aime cette phrase car elle distingue la grande et les petites histoires. Avec la trilogie de Henry VI puis Richard III, on constate une progression dans ce qui est pour moi une tétralogie. L’histoire de deux royaumes en guerre devient celle d’un seul, puis l’histoire de deux familles en guerre, les York et les Lancastre, devient la guerre d’une seule et nous arrivons au cas particulier de la guerre de Richard III ! Nous avons donc bien le grand et le vrai avec un glissement au coeur de l’intime.

Comment projetez-vous sur le monde d’aujourd’hui ces histoires de rivalités et de chaos qui semblent liées au pouvoir royal ?

Je pense qu’il est facile de réfléchir sur le pouvoir dans un pays démocratique comme le nôtre. Quand nous avons commencé notre projet, en 2009, j’insistais beaucoup sur le fait que le roi Henry VI veut se présenter comme un roi « normal », proche du peuple, voulant gouverner pour le peuple. Et nous avons été surpris par la campagne électorale présidentielle qui a fait surgir l’adjectif « normal ». Il me semble que nous avons un problème avec l’idée de mettre au pouvoir un homme qui nous ressemble, un homme du commun. Disons qu’il y a une ambiguïté de nos désirs puisque nous rêvons d’être représentés par un homme comme nous et ensuite nous lui reprochons d’être comme nous et de ne pas se comporter en rapport avec une fonction que l’on juge supérieure.

Henry VI n’aggrave-t-il pas son cas en étant un roi présent-absent ?

Si, et c’est la raison pour laquelle il faut un acteur lunaire, et non solaire, pour jouer ce rôle. Ce roi ne parle quasiment jamais aux personnes qui l’entourent, il est dans une rêverie permanente même au coeur du tragique. Il y a une innocence chez lui qui arrive au pouvoir à neuf mois, au mauvais moment, au moment où tous les seigneurs occupés à la guerre de Cent Ans reviennent en Angleterre et refont de la politique. Déjà à cette époque la guerre extérieure permettait d’éviter de poser des problèmes intérieurs…

Shakespeare est donc un vrai professeur de pratique politique.

Il pose les questions et offre des exemples. Il ne simplifie pas et pointe les contradictions. Henry VI n’est pas un roi gentillet, dépassé par les événements mais au contraire un roi qui porte une utopie, un peu comme un enfant qui aurait raison des adultes.

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