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Go down, Moses

Roméo Castellucci ( Mise en scène )


: Entretien avec Roméo Castellucci

Propos recueillis par Jean-Louis Perrier à Bologne - mars 2014

Le Festival d’Automne à Paris présente trois de vos pièces : Schwanengesang D744, Le Sacre du printemps' et Go Down, Moses. Qu’est-ce qui unit ces trois pièces ?


Romeo Castellucci : Il y a sûrement un lien qui passe à travers la pensée de l’image. Go Down, Moses se trouve face à un sujet présent depuis toujours : celui de l’irreprésentabilité. L’interdiction n’est pas celle du voir, mais celle de la représentation dans la culture juive. Elle passe par Moïse. Elle est comme le noyau de chaque pièce. Il y a toujours, d’une manière ou d’une autre, un point caché, qui est irreprésentable.


Dans chacune de ces trois pièces ?


Romeo Castellucci : Il y a trois façons différentes d’exprimer ce rapport d’interdiction, de difficulté, de crise, ce rapport asymétrique, cette maladie. Cela vient évidement de la Grèce.


De la Grèce plus que du judaïsme ?


Romeo Castellucci : Notre culture est la combinaison de la culture grecque et de la culture juive, c’est Saint Paul.


Nous sommes tous des enfants de Saint-Paul ?


Romeo Castellucci : C’est lui qui, à un certain moment de l’histoire, a croisé les cultures. Toutes deux sont là. C’est donc intéressant de considérer la représentation chez les Grecs et chez les Juifs, et ce que ça donne. Il y a même un côté expérimental dans la tension de leurs combinaisons.


Sur les centaines de lieder composés par Schubert, qu’est-ce qui vous a conduit à choisir les onze présentés dans Schwanengesang D744 ? Est-ce le poème, son contenu, ou la musique ?


Romeo Castellucci : J’ai surtout choisi les textes. Avec ce thème général de l’abandon. Il y a toujours quelqu’un qui est abandonné et qui se trouve seul. L’amant est parti ou est mort ou un enfant est mort. Il y a toujours une déchirure. C’est le mouvement fondamental chez Schubert. Du moins, c’est l’idée que j’ai retenue : une solitude. Sur le plateau il n’y a rien.


Comment êtes-vous arrivé à Schubert ?


Romeo Castellucci : Je m’intéressais déjà à lui, et, depuis longtemps, je voulais mieux le connaître. Je cherchais des chants interprétés par des femmes pour Le Voile noir du pasteur. Et je suis tombé sur ce lied qui s’appelle Nacht und Traüme. La porte s’est ouverte sur un univers d’une telle richesse que je me suis dit : c’est un appel. J’ai plongé.


Avez-vous ressenti cet appel à travers la musique ou à travers le poème ?


Romeo Castellucci : D’abord à travers la musique. Puis j’ai découvert qu’il y avait une telle adéquation entre la musique et le texte qu’ils formaient comme des petits diamants parfaits. Juste le temps d’un chant. Cela devenait intéressant d’imaginer une soirée avec des chants, les pauses entre chacun. Je ne suis pas du tout un spécialiste de musique. J’ai été interpellé en tant qu’auditeur.


A propos du portrait du Christ d’Antonello da Messina qui est reproduit dans Sul concetto di volto nel figlio di Dio, vous avez souvent dit que c’est son regard qui vous avez appelé. Est-ce que votre oreille n’a pas été interpellée d’une manière comparable avec Schubert ?


Romeo Castellucci : Avec Schubert, tu penses entendre le lied devant toi, alors qu’il est probablement en toi. Tu ne peux pas le juger comme un objet esthétique avec des références culturelles, des considérations sur l’époque. Il atteint quelque chose de viscéral. J’aime particulièrement les lieder de Schubert chantés par des femmes. Ils me touchent profondément, comme si je pouvais comprendre la nature féminine de l’intérieur. En tant qu’auditeur, j’ai l’impression d’être mis à nu par le lied. Dans ce cas, oui, c’est comme le regard de Jésus, au niveau sonore. Ces chants sont comme des regards qui te dépouillent. Ce n’est pas mystique, ce n’est pas ça, c’est vraiment être découvert par quelque chose, par quelqu’un qui te connait, qui révèle un aspect de ta personne, comme si j’avais écrit moi-même ces lieder, comme s’ils m’appartenaient.


Vous avez tenu à ce que les lieder soient sur-titrés en français ?


Romeo Castellucci : C’est très important parce que les mots sont les clefs.


Les trois pièces présentées au Festival d’Automne à Paris ont-t-elles un lien avec le cycle du Voile noir du pasteur auquel appartient notamment The Four Seasons Restaurant ?


Romeo Castellucci : Probablement oui, même si Le Voile noir du pasteur est devenu plutôt un fantôme. Je n’étais pas capable de le faire. C’est devenu une énergie qui a contourné les spectacles que j’ai fait après, même de toutes petites choses ont été touchées par ce noyau.


Peut-on comparer ce travail autour de la nouvelle de Hawthorne à certaines séries en peinture, ou à Cézanne quand il retourne devant la montagne Sainte-Victoire. Est-ce que tu tournes autour du Voile noir du pasteur ?


Romeo Castellucci : Peut-être. Cette obsession n’est pas consciente. C’est encore une question complètement ouverte. Je tourne autour de la Sainte-Victoire, je cherche des prises pour grimper et après je tombe, c’est vrai. Le titre le plus fort dans le rapport au Voile noir est peut-être Go Down, Moses.


Vous avez dédié vos réflexions au monothéisme. Qu’est-ce qui vous a attiré dans le paganisme du Sacre du printemps ?


Romeo Castellucci : L’histoire de Moïse est l’histoire du veau d’or, le paganisme est bien présent.


L’un ne peut pas exister sans l’autre ?


Romeo Castellucci : L’un est le pendant de l’autre. La Bible est très claire. Découverte de ce Dieu sans visage, sans nom, et le veau d’or que tu peux toucher, que tu peux adorer. Il y a toujours un contrepoids, c’est fondamental. Le Sacre du printemps c’est exactement ça, la scène du veau d’or, l’aspect païen.


Il y a l’explosion de la nature, la renaissance de la vie.


Romeo Castellucci : Mais c’est aussi un rituel de mort, une jeune fille va mourir. Il y a un côté sombre, il s’agit d’un sacrifice humain, la joie est un peu problématique. Je n’ai pas voulu de reconstitution du rituel russe païen. Je pense même qu’il s’agit d’une fausse piste. Qu’est-ce que ça veut dire aujourd’hui la nature ? Qu’est-ce que ça veut dire aujourd’hui le printemps, la danse, la jeunesse, la renaissance de la vie ? Je pense que ce sont des choses totalement abstraites. Ou alors on tombe dans le piège de l’illustratif, dans le piège du vitalisme. Mais l’idée de la danse, de la chorégraphie, reste un thème fondamental. Ce n’est pas possible de sublimer Le Sacre du printemps à travers une image figée.


Il faut donc détruire ces représentations ?


Romeo Castellucci : Les détruire oui, mais en les interprétant de manière cohérente et non par un choix iconoclaste. Je veux travailler sur l’idée originale de Stravinsky, elle doit devenir mon idée et devenir une idée de notre époque. Le Sacre du printemps est un monument intimidant, écrasant même. Mais tenter de retourner à son esprit originel serait une grande erreur. J’ai réfléchi sur sa dimension chorégraphique, et j’ai eu l’idée de faire danser de la poussière. Il s’agit de briser, d’atomiser les danseurs. Mais la danse reste là. Les mouvements, les pirouettes, les figures les plus traditionnelles de la danse sont exprimées à travers la poussière. J’ai utilisé une poudre fabriquée à partir d’os d’animaux qui sert de fertilisant. Donc il y a un rapport avec la terre. On appelle la terre pour faire sortir…


… mais cette poudre est comme de la cendre.


Romeo Castellucci : C’est la mort.


Vous passez directement de la terre à la mort ?


Romeo Castellucci : Exactement. Il y a cette idée d’industrialisation de la nature qui appartient à notre époque. Les paysans n’existent plus. Notre rapport avec la nature passe par la technologie.


Disparition des paysans ou disparition de l’homme, comme à la fin de The Four Seasons Restaurant ? Y-a-t-il une continuité entre la séquence finale de The Four Seasons Restaurant et Le Sacre du printemps ?


Romeo Castellucci : Oui, il y a une soudure entre les deux pièces, elles sont soudées.


Le théâtre peut-il exister sans présence humaine ?


Romeo Castellucci : Je pense que oui.


Souhaitez-vous signifier la fin de l’homme ?


Romeo Castellucci : Je ne crois pas, parce que même s’il y a de la poussière, cette poussière représente l’acteur. L’acteur et le spectateur sont les deux éléments minimaux, le cadre à travers lequel le théâtre advient. Même si l’acteur n’est pas en chair et en os, même s’il est transformé en poussière, ou en formes géométriques, ou en animaux, il reste l’Acteur avec un A majuscule. Ce qu’on ne peut pas changer du tout, c’est la présence du spectateur.


A propos de Go Down, Moses, quand Moïse va dans la montagne, il se voile la face devant Dieu, cela reconduit au Voile noir du pasteur.


Romeo Castellucci : Oui, et il y a le contraire, quand il descend de la montagne - il y a un passage très précis dans la Bible -, la peau du visage de Moïse est comme une lampe, elle éclaire. Longtemps, il y a eu un contresens dans la traduction du terme originel, on avait compris que Moïse avait des cornes. Ce contresens s’est stratifié dans le temps, au point que le Moïse de Michel-Ange porte des cornes. En réalité, au lieu du noir – comme sur le visage du pasteur –, il y a de la lumière. Ce qui est la même chose. Moïse est l’unique personne qui ait rencontré Dieu. Et il y a cette image extraordinaire du buisson ardent, une image tautologique, un feu qui brûle sans fin. C’est l’autre côté de l’interdiction de toutes les images. C’est extrêmement signifiant le fait que l’image, l’idée, est un feu qui brûle sans rien brûler, sans objet. Ce n’est que du feu. Ce n’est pas par hasard si le résultat du dialogue avec le feu conduit à brûler toutes les images, que ce ne soit pas possible de représenter. Ça, c’est un pilier de notre culture.


En quoi est-ce toujours aussi nécessaire pour vous de t’adosser à la Bible ?


Romeo Castellucci : La réponse est toute simple : je pense qu’il n’y a rien de mieux, rien de si puissant. Tout est là.


Vous êtes passé de Jésus à Moïse, n’est-ce pas une autre histoire ?


Romeo Castellucci : Ce sont des thèmes théologiques, mais la théologie est dans le théâtre, l’une est dans l’autre. Le théâtre – et donc l’art puisque le théâtre est la forme d’art la plus primitive –, est né dans la religion et vice et versa. C’est la même chose. Il ne faut pas oublier que la nature profonde, la structure profonde du théâtre est la même que celle de la religion, même si on a tout changé, même si les idées, les thèmes sont différents, il y a toujours un rapport religieux dans la façon d’être face à l’image.


Vous concevez Go Down, Moses en tableaux et fragments.


Romeo Castellucci : Je suis en train d’y travailler. Il ne s’agit pas de l’histoire de Moïse. Il n’est pas présent comme personnage. Mais il y a des références à des passages de sa vie, vus et vécus à travers des repères visuels qui appartiennent pour la plupart à notre époque d’une façon pas forcément logique. Il y a même des sauts chronologiques, des images non décodables, qui sont plutôt là pour tromper.


Pour conduire le spectateur sur de fausses pistes ?


Romeo Castellucci : Exactement. L’histoire de Moïse est tellement précise ! Tous les moments de sa vie sont extraordinaires. D’abord l’abandon de l’enfant. Chaque fois qu’une femme abandonne un bébé juste après l’accouchement, je suis bouleversé, je veux tout savoir : le lieu où elles l’ont abandonné – la poubelle, les toilettes, le frigidaire –, est-ce qu’il était couvert et par quoi, du plastique, de la laine. Cette histoire est toujours la même histoire. Son iconographie se reproduit dans le temps, elle se sédimente. Il ne s’agit pas de faire un commentaire sur la contemporanéité, c’est plutôt le contraire, comprendre combien il s’agit d’un geste primitif, en voir la structure dans l’archéologie des idées, des images, dans leur interprétation.


En vous entendant évoquer ces références, je pensais à Aby Warburg et à Georges Didi-Huberman, car toute une partie de votre réflexion passe par une archéologie des formes. Vous allez chercher des formes très anciennes, matricielles, et vous les faites remonter dans le temps vers nous. Est-ce que vous vous reconnaissez dans ces allers et retours de la matrice à aujourd’hui et retour - vers Moïse en l’espèce.


Romeo Castellucci : Oui, il s’agit de travailler avec ces images par la transparence, donc à travers un corps, un geste. C’est ainsi qu’on parvient à observer la structure même. Il s’agit de comprendre comment toutes ces structures sont encore là. C’est par la structure qu’on est touché au plus profond et non pas par le corps. L’image est un élément relatif. Apparemment on travaille sur l’image, mais ce n’est pas ça. Les images qui sont juste apposées sont capables de produire d’autres images qui n’existent pas.


Cette question de l’origine ou des origines est une question centrale. Quand vous parliez tout à l’heure de l’irreprésentabilité, est-ce que les deux ne sont pas liées?


Romeo Castellucci : L’origine est un destin, ce n’est pas un choix. On se rend compte que l’image la plus efficace est celle qui a à voir avec sa propre interdiction, celle qui porte avec elle-même cette contradiction intestine d’être là alors qu’elle ne devrait pas être là. C’est cela qui fait ressentir au plus profond du spectateur le sentiment de honte. La honte vient de là. Je pense qu’un bon spectacle peut, doit faire resurgir la honte chez le spectateur. Regarder ce qui, d’une certaine manière, est interdit. Tout tourne autour de ce concept. Je n’invente rien. Je veux faire du théâtre, le théâtre signifie simplement ce rapport. Il n’y a rien à inventer. On peut combiner. C’est impossible d’inventer des choses. Les choses, les images sont en nombre fini, l’invention est impossible, mais la combinaison est infinie.


La part de la musique classique s’est imposée dans ton oeuvre, notamment depuis Parsifal que vous avez monté à la Monnaie en 2011. Comment est né ce besoin de passer par l’oeuvre lyrique, par le chant, pourquoi cette importance du chant ?


Romeo Castellucci : Auparavant, je préférais acheter des CD et écouter. Ma rencontre avec l’opéra s’est faite à travers la découverte de la puissance de la musique réelle, produite par des bois, des cordes. C’est la puissance de cet univers qui m’a attiré. Il s’agit vraiment de découverte. C’était comme enlever un voile et voir la musique d’une façon tridimensionnelle.


Et c’est alors que vous avez accepté d’intervenir, de devenir metteur en scène d’opéras.


Romeo Castellucci : J’aime bien ce travail parce que j’aime bien la limite comme idée générale, j’ai besoin de limite. Et ça m’intéresse de voir comment mon travail peut être décalé dans une autre forme de limite, lorsqu’il s’agit d’entrer dans la maison de quelqu’un d’autre. Même si la maison est complètement vide. La maison de Wagner est un château totalement vidé, mais on a quand même l’architecture, les pièces sont construites, il faut y rentrer et y vivre. Il s’agit d’une limite très forte parce tout a été fixé, à commencer par la plus contraignant : la durée. C’est comme un objet congelé dans le temps, et ça, c’est la difficulté la plus lourde à accepter. Mais il s’agit d’un bonheur.


Dans Le Sacre du printemps, vous avez ce temps assigné, vous ne pouvez pas ajouter une seconde !


Romeo Castellucci : Une seconde, c’est déjà une énormité, sur les trente-quatre minutes du Sacre du printemps. C’est une pièce pour les nerfs, pas pour la conscience. Cela va tellement vite, qu’au niveau épidermique tu peux ressentir toute l’énergie, c’est presque une électrocution.


Vous pensez à la souffrance du spectateur ?


Romeo Castellucci : A l’époque c’était un choc. Je pense qu’il faut réveiller cet effet de choc, ne pas donner le temps au spectateur de comprendre ce qui se passe, ni la possibilité de s’échapper.


Y-a-t-il un apport de votre compositeur, Scott Gibbons pour Le Sacre ?


Romeo Castellucci : Il prépare une première partie au Sacre. Les deux parties formeront comme deux hémisphères du cerveau. La musique de Stravinsky au niveau rythmique est très ordonnée, même s’il y a le chaos, et Scott travaille d’une autre façon, moins organisée. Il opère avec des instruments scientifiques développés à l’université de Glasgow qui ne sont pas des micros à proprement parler. Ce sont des machines capables de détecter les bruits au niveau atomique, ceux de mouvements browniens. Et ces bruits ne sont pas sans ressembler à ceux du cosmos, à ces signaux lumineux convertis en sons, comme ceux des trous noirs diffusés dans The Four Seasons Restaurant.


A votre première participation au Festival d’Automne à Paris, en 2000, il y avait déjà ce double pilier de l’opéra et de la Bible, avec Il Combattimento, de Monteverdi, et la musique de Scott Gibbons, et Genesi, qui retraversait la Genèse.


Romeo Castellucci : Et on va continuer avec l’Exode, le livre suivant. C’est une coïncidence. Je n’y avais pas pensé.

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