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Der Teich (L'Etang)

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mise en scène Gisèle Vienne

: Entretien avec Gisèle Vienne

Propos recueillis par Vincent Théval

Qu’est-ce qui vous a amenée à ce texte de Robert Walser ?


Gisèle Vienne : J’admire l’écriture de Robert Walser. C’est Klaus Händl, un écrivain et réalisateur autrichien, avec lequel j’ai une entente artistique et amicale très forte qui, en 2014, a traduit L’Étang du suisse-allemand en allemand (avec la collaboration de Raphael Urweider), qui m’a fait découvrir ce texte peu connu. Il m’est apparu comme une évidence de mettre en scène ce texte vraiment saisissant, laquelle ne m’a pas quittée. L’espace possible de l’interprétation et de la mise en scène ouvert par l’intertexte et le sous-texte est vertigineux. Et ce drame, qui me fait probablement trop rire, intimement et profondément, m’ébranle.


Qu’avez-vous trouvé dans ce texte, ou dans ses creux, qui vous a donné envie de l’adapter ?


Gisèle Vienne : C’est une pièce de théâtre que Walser a écrite pour sa sœur, un texte privé. On imagine dès lors qu’il n’était pas évident pour lui de la retrouver un jour sur un plateau. Mais elle est quand même écrite avec huit scènes, des personnages, des dialogues, des espaces qui semblent très concrets. Cette pièce de théâtre, qui n’en est peut-être pas une, malgré cette forme, m’apparait plutôt comme un désir de dialogues et de paroles.
Je la lis aussi comme un monologue ou une expérience intérieure bouleversante. Cette contradiction ou du moins cette confusion inhérente au texte laisse davantage la place à ce qu’il peut y avoir entre et sous le texte, les corps, les espaces, les objets, les sons, les lumières. Les pièces de théâtre qui me stimulent le plus sont celles qui ne sont pas évidentes pour le plateau et invitent à remettre notre perception en question à travers les difficultés formelles qu’elles posent.
L’Étang est l’histoire d’un garçon qui se sent mal aimé par sa mère et va simuler, au comble de son désespoir, un suicide pour vérifier une ultime fois l’amour qu’elle lui porte. Il y a là une confusion, une détresse adolescente très forte à laquelle je suis manifestement sensible, tout comme une grande sensualité déroutante. On retrouve dans L’Étang certaines de mes obsessions. L’ordre, les règles, leur respect et leur transgression, semblent être une préoccupation centrale et un plaisir jubilatoire dans l’œuvre de Walser.
À travers cette mise en scène, j’espère pouvoir jouer à des jeux similaires, partager ces mêmes plaisirs grâce, notamment, aux transgressions, celles, formelles, du théâtre, et de la famille. L’écriture de Robert Walser est délicate, drôle, et étrangement subversive. Je suis aussi très sensible à cette combinaison d’hypersensibilité, de transgression, de subversion, de règles qu’on apprend pour mieux les exploser. On est bon élève, mais pour être le pire élève. J’ai imaginé une forme qui soit comme un tableau verni qui craquerait, permettant le jeu des abîmes et du chaos dans cet ordre du théâtre et dans cet ordre de la famille. Il y a quelque chose pour moi d’extrêmement jubilatoire à côtoyer ces abysses. J’aime le spectacle vivant, la recherche de l’instant présent dans l’épaisseur du réel, du plus vivant. Et le plus vivant, ce n’est pas de s’endormir dans nos structures, mais de les remettre toujours profondément et sincèrement en question, tout comme notre perception, et d’aller côtoyer les abîmes sublimes de l’âme.


Comment transcrire ces enjeux dans la mise en scène ?


Gisèle Vienne : Il y a de nombreuses strates de lectures, dont trois qui sont les plus lisibles. La première, c’est l’histoire telle qu’on la lirait au premier degré. La deuxième, qui à mon sens arrive de façon assez évidente, émet l’hypothèse d’une personne qui imaginerait, fantasmerait, délirerait cette histoire, avec ce rapport à l’imagination qui n’est pas égal : certains éléments sont extrêmement précis et vivants, d’autres sont plus flous ou absents. Ces différences de perception peuvent être visibles ou sensibles de différentes manières sur scène, à travers, par exemple, différents degrés d’incarnation et de désincarnation des corps. Les autres enfants ou adolescents, en dehors du personnage principal, sont interprétés par des poupées de taille humaine. Elles sont imaginées mais n’ont pas le même statut qu’un humain ; elles sont à la fois présentes et absentes, incarnées et désincarnées.
Les deux mères, celle du garçon, qui se trouve au cœur de cette histoire, interprété par Adèle Haenel et celle du garçon voisin, sont l’objet du fantasme absolu, d’une hallucination plus forte et confondante. Elles sont interprétées par la même comédienne, Kerstin Daley-Baradel.
Le père, lui, n’a pas d’autre présence physique que la voix de Kerstin. La manière dont le mouvement, la musique et la lumière sont écrits, qui traduisent notamment la perception sensible du temps et du réel, participe de cette écriture des strates qui constituent le réel et le fantasmé, le présent et le souvenir.
Et puis la troisième strate, c’est ce que l’on voit objectivement : deux comédiennes et quinze poupées dans une boîte blanche, qui jouent cette pièce de Robert Walser. Ce n’est probablement pas ce que l’on « verra » immédiatement. C’est toujours assez surprenant, de découvrir ce que l’on accepte de voir et ce que l’on voit, conditionnés par les conventions de lecture. Au théâtre, le regard est conditionné par nos habitudes culturelles. En dehors aussi. Dès lors il me semble essentiel de réussir à remettre en question nos habitudes perceptives, l’expérience artistique pouvant y participer.


Voir jouer les comédiennes, c’est l’aspect qui vous intéresse le plus ?


Gisèle Vienne : Toutes les strates me passionnent mais c’est celle qui est la plus confondante parce que c’est celle du réel. Comment être présent dans le moment et le réel et voir ce qui est effectivement là ? J’ai l’impression que ce n’est pas une chose évidente, même au quotidien. On a l’impression que c’est l’expérience la plus naturelle et il semblerait bien que ce ne soit pas si simple. La simple réalité à laquelle j’ai peut-être si difficilement accès est fascinante. Les personnes que je vois stimulent mon imaginaire, au moins autant, et probablement plus encore, que les personnages de fiction. Ils le font, du moins autrement. Le réel m’excite follement. Et le rapport à la fiction est inhérent au réel. Ce que j’essaie de percevoir, c’est cette oscillation constante entre fantasmes et fictions.
Les humains me passionnent également par leur propre musicalité, en ce sens Kerstin et Adèle ont des musicalités particulièrement fortes et distinctes. L’écriture de la pièce est composée des accords, des harmonies et des dissonances entre ces deux corps. Cette pièce de théâtre est donc également construite comme de la chorégraphie, même si cela peut paraître moins évident qu’avec une pièce comme Crowd. Mon écriture chorégraphique, a manière dont nous travaillons le mouvement, et l’état de présence au plateau, stimulent fortement l’imaginaire et les sensations des interprètes. J’espère que ces expériences se partagent intensément avec les spectateurs. C’est le cas dans toutes mes pièces et c’est particulièrement visible et sensible dans Crowd : être et se mouvoir de cette manière-là changent tout à fait l’état affectif et psychologique des interprètes, la musicalité et la narration de ce qui se déploie, ainsi que l’expérience qu’en font les spectateurs. Cette composition-ci est bien plus minimale. Elle requiert la sophistication des compositions avec un minimum de notes. Cette composition est animée, mue par une très grande sensualité, un désir protéiforme et un rapport trouble à l’identité, augmentés par l’oscillation entre ces strates de lectures et surtout par la grande puissance de ces deux comédiennes.


Comment avez-vous envisagé le travail sur le son et la musique, avec Stephen O’Malley ?


Gisèle Vienne : Je vois de la musique partout : dans les couleurs, les lignes, les mouvements, les sons... Ce qui influe directement sur ma manière de mettre en scène et de chorégraphier. D’un point de vue purement sonore, ce qu’on entend principalement, ce sont les voix amplifiées de Kerstin et Adèle, qui interprètent le texte de façon très intime à travers un jeu complexe de dis-sociation de voix.
Adèle interprète la voix et le corps de Fritz, le garçon qui a un rôle central, tout comme les voix des autres enfants et adolescents ; Kerstin interprète les voix et corps des deux mères, la voix du père et parfois davantage. Elles sont également interprètes d’elles-mêmes. Il s’agit d’une partition vocale pour 9 voix, interprétées par deux personnes.
Leurs différents rapports aux voix parlent aussi de leurs rapports, notamment psychologiques et émotionnels aux personnages. Par ailleurs, il est développé un rapport au bruit, au son, qui serait celui de cet espace et de ses environs. Il ne s’agit pas d’illustration sonore de l’espace mais d’un travail très subjectif de la perception du son. Un travail qui pourrait aussi rappeler celui de la musique concrète, cette écriture de sons est pensée de manière sensible et musicale.
Les compositions musicales originales de Stephen O’Malley, très présentes tout au long de la pièce, semblent aussi faire partie du jeu d’Adèle, comme des extensions de son corps, et parfois de celui de Kerstin. Ces musiques ont une charge émotionnelle très forte, leur matière est viscérale, et leur composition travaille puissamment le temps autant que l’espace.Nous utilisons également deux morceaux préexistants. Il y a aussi un rapport apparemment simple, quotidien et intime à la musique qui en est d’autant plus troublant et profond. Ce rapport troublant vient également de cette expérience fréquente qui me semble toujours miraculeuse qui fait que certaines musiques que je peux écouter et découvrir semblent être ma musique, la musique de ma vie au moment où je les écoute, touchant si pleinement mon intimité. C’est le sens de l’utilisation des deux titres préexistants : Adèle et Kerstin ont chacune le leur, ces morceaux qui reflèteraient la sensibilité de leur personnage principal, Fritz et Mme Marti, en seraient aussi une nouvelle extension.


Propos recueillis par Vincent Théval, mars 2019

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