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Comme tu me veux


: Entretien avec Stéphane Braunschweig

Propos recueillis par Anne-Françoise Benhamou

“Moi il faut que je m’échappe d’ici”


Anne-Françoise Benhamou : Comme tu me veux, écrite en 1929 alors que Pirandello s’est expatrié à Berlin pour y développer son théâtre avec la jeune actrice Marta Abba, est la seule de ses pièces à se dérouler – partiellement – hors d’Italie. Elle est également la seule où l’Histoire ait une telle importance.


Stéphane Braunschweig : C’est vrai que les allusions à des événements historiques ou politiques sont absentes de la plupart de ses pièces. Six personnages en quête d’auteur ou Ce soir on improvise conservent une sorte d’abstraction, puisqu’on y parle surtout du théâtre – même si Six personnages raconte aussi une certaine réalité théâtrale de l’époque. Ce contexte, dont Pirandello se tient en général éloigné, reste aussi à distance de Comme tu me veux, mais il y a une grande importance. La didascalie initiale situe la pièce “dix ans après la guerre” ; elle commence à Berlin, pendant l’hiver 1928, et se poursuit à Udine, en Italie du Nord, au printemps 1929 – c’est-à-dire dans deux pays qui, bien que dans des camps différents, sont sortis humiliés de la Première Guerre mondiale. En Italie, Mussolini est déjà bien installé au pouvoir, depuis 1922 ; en Allemagne, c’est la fin de la République de Weimar, pendant laquelle Hitler ne cesse de progresser.
Pirandello écrit sa pièce à un moment où on ne sait pas ce que va devenir l’Histoire, mais la sensation d’inquiétude est présente dans la figuration d’un monde décadent au premier acte – le Berlin des années 1920 regardé par un Sicilien issu d’un monde puritain... – ; et elle émane aussi de la pesanteur et de la rigidité qu’on sent dans la société italienne des deux autres actes. Ce qui m’a attiré vers cette pièce, c’est la question : que fait-on, dans le “monde d’après”, des traumatismes de la guerre ? Les violences de la Grande Guerre sont au cœur de Comme tu me veux, avec l’histoire de cette femme, Lucia, qui, comme beaucoup d’autres femmes, a été violée par les soldats ou les officiers d’un régiment autrichien, puis a disparu. En Italie du Nord, des régions entières ont été pillées et détruites entre la défaite de Caporetto en 1917 et l’Armistice. C’est à partir de ces traumatismes historiques, à la fois en les exploitant et en les refoulant, que le régime fasciste va prendre le pouvoir et reconstruire le pays. La pièce raconte tout cela, mais à demi-mot : la reconstruction de la villa détruite de Lucia peut se lire comme une image de la reconstruction du pays, qui va entrer en dissonance avec la reconstruction impossible de Lucia elle-même.
Je crois que la pièce parle de la façon dont le refoulé de la guerre rattrape ceux qui essaient de continuer à vivre.


A-F. B. Tout en étant le point de départ de la pièce, l’histoire traumatique de Lucia ne peut être dite que par allusions, par euphémismes, par périphrases dans ce monde bourgeois où elle a repris sa place, et où tous veulent la retrouver “comme avant”. Mais le coup de théâtre du dernier acte remet chacun devant le spectacle criant des blessures refoulées.


S. B. Je n’oublie jamais que le théâtre de Pirandello s’est développé après la Première Guerre mondiale. Il avait déjà fait quelques tentatives avant, mais il était surtout un auteur de nouvelles et de romans, au lectorat restreint. C’est à partir du succès international des Six personnages en quête d’auteur, en 1921, qu’il devient non seulement auteur de théâtre à part entière, mais le dramaturge majeur de cette période, qui va infléchir durablement tout le théâtre européen. Comme si le choc de la guerre l’avait fait basculer dans l’écriture théâtrale, en donnant une audience et une résonance immenses aux thèmes qui l’habitaient déjà. Tout son théâtre est fondé sur le relativisme des points de vue, c’est-à-dire sur la difficulté d’établir des réalités objectives dans un monde où chacun voit les choses de son propre point de vue.
Ce relativisme existait dans ses romans, mais le théâtre va lui permettre de le développer en acte, d’abord sous des formes un peu farcesques comme dans Chacun sa vérité, puis de façon de plus en plus vertigineuse à partir de Six personnages en quête d’auteur jusqu’à Comme tu me veux qui est vraiment la version dramatique, voire tragique, de cette problématique.


A-F. B. Alors que tous cherchent à connaître la vérité, l’Inconnue qui est au centre de la pièce refuse d’être assignée à une identité par “les faits”. Comment comprends-tu ce refus ? Est-elle le porte-parole de son auteur ?


S. B. Je ne crois pas qu’il s’agisse pour Pirandello de dire par la bouche de son héroïne que la réalité ou la vérité n’existent pas. Mais plutôt que “les faits” sont tellement insupportables qu’on n’a pas d’autre choix pour s’en sortir, pour survivre, que d’essayer de leur échapper. C’est ce que fait l’Inconnue, c’est ce que fait Ersilia dans Vêtir ceux qui sont nus, et finalement c’est un peu ce que fait Pirandello lui-même quand il quitte l’Italie et part à Berlin pour se réinventer une vie dans l’art avec Marta Abba. Il ne faut pas oublier que ces personnages qui sont en guerre contre les faits sont aussi des êtres qui rejettent leur vie, leur biographie, leur histoire, qui voudraient se recréer à neuf. Dans le monde de Pirandello, “les faits”, ça vous englue tellement, ça vous souille tellement, que si l’on reste coincé dans leur réalité, on ne peut pas s’en sortir. L’Inconnue voudrait se vider d’elle-même, de toute son histoire, pour repartir à zéro. J’y entends surtout un fantasme d’échapper à la réalité. Ça ne veut donc pas du tout dire que cette réalité n’existe pas – au contraire ! Mais les personnages lui opposent le fantasme d’une autre vie – une réalité fantasmatique qui leur est absolument indispensable, pour continuer, pour avancer. Toute l’œuvre de Pirandello est tendue entre le fantasme de s’évader des “faits” et la façon dont la réalité rattrape inéluctablement les personnages.
Beaucoup d’entre eux ne cessent de se défendre d’être ce qu’ils sont ou d’être enfermés dans ce qu’ils pourraient paraître. Ce thème est présent dans la pièce à tous les niveaux, même dans les rôles les moins développés comme celui de la sœur, qui craint par-dessus tout qu’on croie qu’elle profite de la mort de Lucia... Tous cherchent à apparaître sous un meilleur jour que ce qu’on pourrait voir en eux – et l’Inconnue aussi. Mais si elle est plus dérangeante encore que d’autres personnages de Pirandello, c’est qu’elle est plus plastique, plus mobile et peut-être plus radicale dans son positionnement de départ : elle dit avoir tout abandonné de son Moi.
C’est le sens du titre, “Comme tu me veux”. Il ne s’agit pas, ou pas seulement, d’une femme qui ne pourrait exister qu’à travers le désir ou le fantasme de l’homme. C’est surtout quelqu’un qui dit : je ne peux exister que si je me reconstruis complètement à partir de rien, ou que si je me fais – littéralement – une autre. Ça touche à la folie ; et d’un autre côté, cela parle aussi du théâtre, de l’acteur, de l’actrice...


A-F. B. Et peut-être, plus généralement de l’art, de la fiction, comme alternative ou échappatoire à la réalité... Un motif qui est présent dans l’œuvre de Pirandello dès ses débuts...


S. B. Mais qui prend peut-être ici un sens encore plus urgent. Sa grande diatribe contre “les faits”, déjà présente dans des pièces plus anciennes, l’idée qu’il faille s’extraire des situations de la vie pour se réfugier dans l’imagination, me paraît ici plus que jamais relever du désir de s’éloigner d’une réalité devenue invivable. On a toujours tendance à penser que Pirandello écrit un théâtre très psychologique, philosophique, un peu abstrait, mais j’ai l’impression que c’est intéressant de comprendre son œuvre en relation avec un certain état du monde politique, historique.
Il me semble que la pièce parle aussi de l’Italie fasciste, même si c’est de façon très indirecte. D’abord parce que le fascisme est une dictature et que Pirandello n’a pas une liberté totale de parole. Ensuite parce qu’il a lui-même des rapports plus qu’ambigus au régime : il a pris sa carte, il a été adhérent, il y a cru. Mais lorsqu’il s’expatrie en 1928, c’est sans doute qu’il a été déçu par le fascisme : il avait espéré que Mussolini construise un nouveau monde dans lequel son théâtre pourrait trouver une place centrale. Mais Mussolini, qu’il a rencontré plusieurs fois pour l’entretenir de son projet, ne s’intéressait pas au théâtre d’avant-garde... Ce dont il avait besoin, c’était d’un art de masse, d’un art de propagande, très loin des préoccupations relativistes, voire sceptiques, de Pirandello... Ce n’est pas un hasard si c’est en exil qu’il ose écrire une pièce en relation avec l’actualité historique. Même si l’attaque n’est pas frontale, le rejet final par l’Inconnue de cette société italienne construite sur le refoulement, sur l’aveuglement, sur l’hypocrisie, peut se lire comme une forme de critique. D’ailleurs par sa genèse, Comme tu me veux est liée aux Géants de la montagne ; c’étaient à l’origine deux histoires imbriquées l’une dans l’autre, dont finalement il a fait deux pièces. Et Les Géants, son œuvre posthume, sont une sorte de parabole sur la prise du pouvoir par les fascistes et leur destruction de l’art. On peut même se dire que si Pirandello n’a pas réussi à écrire la fin, ce n’est pas par manque d’inspiration, mais parce qu’il n’osait pas aller au bout de sa critique politique...


A-F. B. La fin de la pièce laisse les personnages en suspens, comme renvoyés à eux-mêmes par l’Inconnue : ils n’ont cru que ce qui les arrangeait de croire...


S. B. Ce que Pirandello attaque, au fond, plus que la vérité elle-même, c’est le besoin de vérité – et le besoin de certitude. Il nous met en garde contre l’aveuglement qu’il peut produire aussi – et qui est à l’œuvre dans la pièce. Ce propos nous parvient fortement, à un moment où nous vivons dans une totale incertitude, qui rend nos vies si complexes. Cela fait longtemps, en fait, qu’on vit une période pleine d’incertitudes, mais avec la pandémie même les micro-certitudes dans lesquelles on pouvait se réfugier ont explosé : ne plus savoir si l’on va pouvoir sortir demain, si l’on va pouvoir jouer le spectacle, si l’on va pouvoir voir des amis... Ce sont les repères du quotidien qui sont perdus. Et c’est vrai que ça rend fou. Mais j’ai l’impression que, face à l’incertitude généralisée, Pirandello nous suggère, plutôt que d’imposer une autre vérité ou de croire qu’on nous cache la vérité, comme le font les complotistes, de nous servir aussi du pouvoir de l’imagination pour retrouver un rapport au monde.

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