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Ce qu'il faut dire

+ d'infos sur le texte de Léonora Miano
mise en scène Stanislas Nordey

: Entretien avec Stanislas Nordey (1/2)

par Fanny Mentré

Comment as-tu découvert l’écriture de Léonora Miano ? Qu’est-ce qui t’a donné envie de mettre en scène Ce qu’il faut dire ?


Je ne suis pas entré dans son univers par les romans. Je la connais grâce à L’Arche (éditeur), qui a publié, en 2012, Écrits pour la parole − un recueil de textes courts qui sont des récits intimes d’Afro-descendants vivant en France. Quand j’ai été artiste associé au Festival d’Avignon (en 2013) avec Dieudonné Niangouna, j’ai proposé à Léonora de mettre en lecture ces textes, mais à cette époque il était important pour elle qu’ils soient mis en scène exclusivement par des personnes qui ont la peau noire − notamment Éva Doumbia − ce que j’avais parfaitement compris.
Je suis resté proche de son écriture, que je trouvais de plus en plus forte. Avec Ce qu’il faut dire, il y a eu une conjoncture : à la fois la nécessité de porter cette parole et le fait que j’aie tout de suite pensé aux actrices avec qui le faire − en l’occurrence Océane Caïraty, Mélody Pini et Ysanis Padonou.


Cette évidence m’a incité à recontacter Léonora, un peu timidement, pour lui dire mon désir de mettre en scène son texte, tout en comprenant qu’elle puisse me dire non pour la même raison qu’auparavant. Elle m’a donné son accord. Entretemps, il y avait eu la création à La Colline de Révélation, le premier volet de Red in blue trilogie, par le metteur en scène japonais Satoshi Miyagi (2018), mais c’était différent car il s’agissait de textes de théâtre. Le recueil Ce qu’il faut dire est composé de trois chants, issus de récitals donnés par Léonora Miano elle-même.
Le premier, La question blanche, pose la question de la nomination, de l’assignation. Le deuxième, Le Fond des choses, plonge au fond de cet océan de douleur, d’incompréhension, de violence de la colonisation. Et La Fin des fins est une forme d’éclaircie − en tout cas c’est ce que je ressens −, un dialogue platonicien entre la narratrice et Maka, un personnage masculin, qui représente une autre génération.
Ce qu’il faut dire s’adresse successivement et de manière très concrète et précise aux gens qui ont la peau blanche, aux gens qui ont la peau noire.
Qu’est-ce qu’on fait des assignations ? Est-ce qu’on arrive à s’en sortir soi-même ? Est-ce qu’on peut être uniquement dans la rancœur, dans la violence ?
Est-ce qu’on peut se passer de la violence, surpasser l’envie de retourner à l’autre celle qu’il nous a fait subir ? Toutes ces questions sont posées avec une intelligence aigüe. Et ce sont des écrits pour l’oralité.


Donc, mon désir part à la fois du texte et des actrices.
Ysanis, Mélody et Océane faisaient toutes les trois partie du Groupe 44 de l’École du TNS (promotion sortie en juin 2019). Et c’est Gaël Baron, avec qui j’ai beaucoup travaillé, qui interprète Maka − il a rejoint le projet après les toutes premières séances de travail. En ce moment, je répète aussi Tabataba de Bernard-Marie Koltès avec Jisca Kalvanda et Alexandre Prince.
Tous ces artistes n’ont pas la peau blanche. Il s’agit d’aller au bout de la logique que j’essaie de développer depuis longtemps, que nous défendons ici au TNS. Il y a, sur les plateaux de théâtre, en France, une sous-représentation avérée des gens issus des différentes couches d’immigration ainsi que des personnes nées dans les Outre-mers.
Comment faire pour que ça évolue ?
Je ne monte jamais un spectacle pour délivrer un message. C’est toujours l’écriture qui me porte. C’est le cas ici avec le texte de Léonora et, en même temps, c’était une formidable opportunité de retrouver ces trois jeunes femmes avec qui j’ai travaillé dans le cadre de l’École, qui sont des actrices magnifiques. Il me semble essentiel de les voir sur les grands plateaux de théâtre, essentiel que cette parole qui questionne la position de la France puisse être entendue dans un théâtre national, comme l’est le TNS.


Comment choisis-tu de faire entendre les trois textes ? Notamment, est-ce que les actrices prennent chacune en charge un chant ou souhaites-tu faire un travail choral ?


Aujourd’hui, au moment où nous nous parlons, c’est encore en mouvement. Ma première intuition était : chaque actrice fait un chant, mais elles sont toutes les trois constamment présentes sur le plateau et il y a des passages sous forme chorale. Quand on lit Ce qu’il faut dire, tout est possible : une seule actrice pourrait faire les trois chants, ou quinze, ou un groupe d’actrices et d’acteurs...
J’ai tout de suite pensé à Mélody, Ysanis et Océane comme à un arc idéal : il y a trois personnalités, trois modes de jeu, trois rapports au plateau très différents et complémentaires. J’aime l’idée qu’il y ait trois angles d’écoute et de prise de parole, qui viendraient nous déplacer à chaque fois – c’est ce qui a orienté mon choix de relier un texte à une actrice. Mais c’est aussi une écriture très rythmée, musicale, qui donne envie d’aller vers la choralité et je ne sais pas encore jusqu’où nous irons dans ce sens. Une percussionniste, Lucie Delmas, sera aussi présente sur le plateau.
Et il y a un  « coup de théâtre  » dans le troisième chant : l’apparition de cet homme plus âgé, Maka, que joue Gaël Baron. Il n’est pas de la même génération, je tenais à cette différence. Pour moi, il était important qu’il s’agisse de femmes jeunes, parce que ça raconte aussi le regard que peut porter une génération à la fois sur le passé et le présent − et un possible avenir. Je ne sais pas si la génération d’avant Léonora aurait pu aller aussi loin dans ce regard, dans cette parole.


En 2012, je suis allé à Brazzaville et à Pointe-Noire à l’invitation de Dieudonné Niangouna. Là, c’est un choc : je me retrouve au milieu de jeunes intellectuels africains qui me déplacent complètement. Ils sont dans une remise en question profonde de tous les attendus, loin de ce qu’on peut entendre ou lire depuis des décennies ici, en France. Ils interrogent tout, de façon juste, ils s’emparent en profondeur des questions : sommes -nous des victimes ? Si oui, qu’est-ce qu’on fait de ça ? Est-ce que nous ne sommes que des victimes ? Que voulons-nous être ?


À partir de ce moment, quelque chose en moi s’est agité, j’ai été profondément marqué et bousculé. Jusque-là, mes référents étaient Aimé Césaire, Frantz Fanon... Là, j’entends des gens qui remettent en question Césaire, disent qu’il s’est trompé. Ce temps passé à les fréquenter et à les écouter m’a, je pense, amené à mieux lire Léonora Miano. Son essai Afropéa − Utopie post-occidentale et post-raciste (Grasset, 2020) est passionnant dans ce qu’il crée comme écart, comme place, comme gouffre pour penser − pour être d’accord ou non d’ailleurs. C’est aussi le cas de Ce qu’il faut dire.



Ce sont aussi, il faut le dire, trois textes où l’humour est très présent. Quand j’ai rencontré Léonora, elle m’a demandé ce que je comptais en faire et je lui ai dit que, pour moi, ce ne sont pas des textes uniquement graves, ils sont drôles aussi, mordants. Il y a quelque chose de joyeux dans l’écriture et je veux que le spectacle le soit.


Peux-tu parler du début des répétitions ? Comment avez-vous commencé : avais-tu distribué le texte entre les actrices ? Et pourquoi as-tu décidé que la parole de Maka soit prise en charge par un acteur ?


En ce qui concerne la distribution du texte, on a décidé, après les premières lectures, qu’elles devaient toutes les trois connaître l’intégralité du texte au démarrage des répétitions. Nous avions déjà essayé toutes les combinaisons, tout peut fonctionner.
En revanche, au tout début des répétitions, on ne savait pas que le personnage de Maka serait présent sur le plateau − quand on lit, on se dit que sa parole pourrait tout à fait être en discours indirect. Mais, à l’épreuve des répétitions, il nous a paru très important de faire exister réellement cet « intrus ».
L’échange entre la narratrice et Maka m’évoque les  « Dialogues de Platon  » : tu donnes la parole à un personnage, cette parole est totalement construite et recevable, puis tu dis « oui, c’est vrai, mais... » et une autre parole répond, un autre angle de vue. C’est ce que fait Léonora Miano de façon admirable et c’est vraiment éclairant. Je pense que tous − qu’on ait la peau noire ou blanche −, nous pouvons entendre la parole de Maka comme étant juste, fondée. Ce qui est beau, c’est que Léonora lui donne de l’espace pour se déployer, elle ne la réduit pas, elle la met en valeur. Mais, ensuite, elle essaye de la questionner, pour être dans une autre voie, un chemin difficile sans doute, comme elle le dit. Et, comme il est écrit à la fin :  « La soirée promettait d’être longue / Et longue serait la route de la fraternité »... on est loin du bout, mais il ne faut rien lâcher, parce qu’il y a une éclaircie possible.


On peut peut-être s’en sortir d’une autre manière qu’en étant dans la réparation, dans l’excuse, dans la vengeance, dans la rancœur... Peut-être qu’il y a une autre voie.


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  • Entretien réalisé par Fanny Mentré, collaboratrice artistique et littéraire au TNS, le 12 juin 2021
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