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Catarina et la beauté de tuer des fascistes

+ d'infos sur le texte de Tiago Rodrigues traduit par Thomas Resendes
mise en scène Tiago Rodrigues

: Note d’intention (1/3)

Tiago Rodrigues le 25 avril 2020

«Cette famille tue des fascistes. C’est une vieille tradition que chaque membre de la famille a toujours suivie. Aujourd’hui, ils se réunissent dans une maison à la campagne, au sud du Portugal, près du village de Baleizão. L’une des jeunes de la famille, Catarina, va tuer son premier fasciste, kidnappé exprès à cet effet. C’est un jour de fête, de beauté et de mort. Cependant, Catarina est incapable de tuer ou se refuse àle faire. Un conflit familial éclate, suivi de plusieurs questions. Qu’est-ce qu’un fasciste? Y aurait-t-il une place pour la violence dans la lutte pour un monde meilleur? Pouvons-nous violer les règles de la démocratie pour mieux la défendre? Cela dit, il lui arrive d’apparaître à la maison le fantôme d’une autre Catarina, la faucheuse Catarina Eufémia, assassinée en 1954 à Baleizão pendant la dictature fasciste. Catarina Eufémia surgit pendant la nuit, alors que la famille dort, pour parler au fasciste qui attend son sort.»

Ces lignes ont animé la première semaine de répétitions du spectacleCatarina et la beauté de tuer des fascistes, lors d’une résidence artistique à O Espaço do Tempo, à Montemor-o-Novo. L’arrivée de la pandémie au Portugal a dicté, comme dans de nombreux pays et théâtres, l’interruption abrupte du travail commencé juste depuis sept jours. Au cours de cette semaine, on a partagé des lectures sur les totalitarismes, la violence et la montée des populismes dans l’Europe contemporaine, en nous immergeant dans les œuvres de Hanna Arendt ou de Slavoj Žižek, en suivant un cours sur la dramaturgie des discours d’investiture de dirigeants populistes comme Trump, Bolsonaro ou Orbán. On s’est aussi instruit de nos ancêtres, dramaturges de la violence ou de la conspiration, de Sophocle à Albert Camus ou Edward Bond. Et on a surtout commencé le travail d’écriture collaborative, le noyau de la recherche artistique qui guide la production de ce spectacle. En improvisant dans la salle de répétition ou en discutant autour de la table, on s’est consacrés à spéculer sur une famille fictive qui suit la tradition d’assassiner un fasciste chaque année. On a imaginé des personnages, des situations, une structure narrative. On a partagé des poèmes, des chansons et des énigmes. On a analysé des dessins de la scénographie et on s’est habillés en costumes, en nourrissant l’imagination par rapport au monde visuel du spectacle.
On a pensé à la elation que cette fiction pourrait avoir avec la réalité politique contemporaine et à la façon de gérer les références explicites à l’actualité. On a aussi réfléchi à la controverse que cette pièce provoquaitdéjà dans les médias portugais, avant même qu’elle ne commence à être répétée, avec des accusations absurdes de constituer un appel à la violence. Puis, soudain, les répétitions se sont arrêtées, les théâtres ont fermé et une nouvelle réalité, d’isolementet de distance, a envahi nos quotidiens.


J’avoue que, pendant les premiers jours de quarantaine, j’ai cru que cet enfermement serait accompagné d’un un temps de recherche et que cet arrêt forcé serait une opportunité de me concentrer sur l’écriture du texte de ce spectacle. Mais, comme beaucoup d’entre nous on pu vérifier, la tempête déclenchée par la fermeture des espaces publiques, les plans futurs suspendus dans un climat d’incertitude qui nous rappelle vivement l’impossibilité de contrôler le temps, le flot –mis à jour en permanence –d’actualités et de statistiques terribles sur la pandémie, ainsi que la recherche désespérée d’outils pour remplacer la possibilité d’être ensemble, laissent peu d’espace mental à la création artistique. Il y a quelques jours, lors d’une conversation téléphonique avec une amie poète, nous nous sommes avoués que, pendant près d’un mois de confinement, ni moi, je n’avais écrit de dialogue, ni elle n’avait écrit de poème. Avant la fin du coup de fil, elle m’a rappelé une citation du romantique anglais Wordsworth: la poésie procède du souvenir paisible des émotions. La vérité est que l’inquiétude de cette pandémie ne nous a pas volé seulement le temps ou la capacité de créer. Dans la situation actuelle, nous doutons aussi de la pertinence de ce avec quoi nous étions occupés. Ce doute peut paralyser. On ne peut pas s’empêcher de se demander si on a encore le désir et l’urgence de réaliser les travaux artistiques qui étaient en cours. C’est justement la question qu’on s’est posésà propos de Catarina et la beauté de tuer des fascistes.


L'auteure indienne Arundhati Roy dit que nous revenons toujours aux grandes histoires, les mythes ou les classiques, pour découvrir comment elles peuvent se dérouler de nos jours. Nous ne voulons pas leur changer la fin. Antigone mourra, comme toujours. Brutus trahira César, comme toujours. Mais nous voulons savoir comment cela se produira cette fois-là. Ce qui change, ce sont les détails, nous dit Roy. C’est dans ces détails vus par les yeux de notre temps que nous nous voyons reflétés et, alors, une histoire ancienne revendique son intemporalité. Catarina et la beauté de tuer des fascistes ce n’est pas une de ces grandes histoires, même si elle peut être l’héritière de certaines d’entre elles. Cependant, l’arrêt auquel nous avons été contraints et la suspension de nos plans futurs, commence déjà à changer les détails de cette histoire que nous n’avons pas encore racontée.


L’un des points de départ de ce projet a été la mise en cause de la capacité du théâtre à intervenir dans la réalité. Notre prémisseétait que ce spectacle serait une simulation de l’enlèvement d’un juge ultraconservateur et machiste qui a prononcé plusieurs sentences en faveur d’hommes ayant agressé des femmes. Dans l’une de ses sentences les plus tristement célèbres, ce juge a cité des textes religieux afin de condamner la victime pour son comportement adultère, qui rendrait compréhensible l’usage de la violence par les accusés qui l’ont enlevée et torturée. Le spectacle aurait donc pour point de départ la planification et l’exécution de l’enlèvement de ce juge. Ce ne serait pas une histoire de justice «œil pour œil», que l’on fait soi-même, mais un cas de justice «vrai œil pour œil théâtral».Cette fiction théâtrale serait l’essaid’un geste violent et criminel que l’on ne pourrait pas vraiment accomplir sans s’exposer à de graves conséquences juridiques. Jusqu’ici, rien de nouveau. Toute actrice qui joue Médée sait qu’elle ne souffrira que symboliquement pour ses crimes théâtraux et que la police ne l’attendra pas dans les coulisses. Dans notre cas, l’étincèle provoquée par la friction entre réalité et fiction, on avait décidé de l’obtenir en admettant qu’il s’agissait de l’histoire d’une compagnie de théâtre qui projette de kidnapper ce juge, dont on utiliserait le vrai nom. Bien que le personnage du juge fût joué par un acteur et que l’enlèvement ne fût que fictivement projeté et exécuté, les références à l’actualité et au réel seraient si explicites qu’elles accentueraient le danger potentiel du théâtre. La pièce se déroulerait et on saurait tous qu’elle imaginait quelque chose qui pourrait vraiment toucher de vraies personnes qui sont dehors, dans la rue. La méta-théâtralité et l’autoréférence ne seraient pas une fin en soi ou une ressource stylistique, mais un outil d’inscription absolue du spectacle dans le «réel». Le théâtre serait en quelque sorte une antichambre de l’action. Un lieu où l’on imagine des événements sans avoir à vivre leurs vraies conséquences, mais en suggérantque tout ce qu’on imagine pourrait vraiment arriver.


À l’aide de cette stratégie dramaturgique, je souhaitais souligner non seulement la capacité du théâtre à intervenir dans la réalité, mais aussi nous rappeler notre impuissance. Tout d’abord, on doit se confronter avec notre impuissance en tant que citoyens. Un juge est un organe de souveraineté et, dans ce cas, on est tous assez impuissants face aux sentences indignes que ce juge a prononcées –surtout les femmes qui cherchaient justice et qui ont vu la violence dont elles avaient déjà été victimes se perpétuer institutionnellement par le système judiciaire. Puis on doit se confronter avec notre impuissance en tant qu’artistes. L’enlèvement fictif du juge découle de l’impossibilité de l’enlever pour de bon. Bien sûr que, soit à cause de nos propres impératifs éthiques ou parce que la loi l’interdit, on n’a jamais sérieusement pensé à kidnapper qui que ce soit ou à persuader quiconque de le faire. Mais même sur le plan de la fiction, nous nous heurtons contre le mur de notre propre impuissance. Paradoxalement, plus nous sommes explicites, plus nous sommes autoréférentiels et plus nous nous rapprochons de la frontière entre réalité et fiction, plus nous prenons conscience de la différence entre ces deux territoires et plus nous intensifions notre le sentiment d’impuissance en tant qu’artistes. Quand Ibsen écrit Une Maison de poupée en réponse à l’histoire tragique de son amie Laura Kieler, il contribue peut-être à une véritable transformation sociale en Norvège à la fin du XIXe siècle, mais il souligne aussi l’énorme différence entre la Nora fictive et la vraie Laura. En considérant le théâtre comme une antichambre de l’action (politique, sociale, criminelle, etc.), nous prônons le pouvoir transformateur de l’art et, en même temps, nous soulignons la différence fondamentale entre le théâtre et cette action qu’il pourrait, nous supposons, catalyser dans certains cas. La liberté avec laquelle on peut s’imaginer sur scène nous permet de nous éloigner des normes sociales et juridiques. On peut provoquer, contredire et mettre en question les lois et la morale de notre temps. Cependant, c’est cette même liberté d’imaginer qui fait obstacle à une intervention plus immédiate dans la société.


  • Note d'intention par Tiago Rodrigues in Dossier de presse presse Teatro Dona Maria Lisbonne

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