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Accueil de « Boule à neige »

: « Une formidable machine à histoires »

Entretien avec Mohamed El Khatib et Patrick Boucheron

Qu’est-ce qui attire votre attention dans les boules à neige ?


Mohamed El Khatib : C’est leur côté désuet, c’est la nostalgie qui s’en dégage, c’est « l’air de rien » de cet objet de peu, pourtant chargé d’histoire. J’y vois une formidable machine à histoires. Par ailleurs, c’est probablement l’une des collections les plus vaines qui soit et son inutilité totale me la rend attachante.
Un timbre a une fonction, un porte-clés aussi ; l’inutilité de la boule à neige est un régal. Enfin, lorsque Patrick Boucheron m’a appris que Walter Benjamin collectionnait les boules à neige, cela a fini de me convaincre qu’il fallait traiter le sujet avec beaucoup de sérieux.


Patrick Boucheron : Beaucoup de sérieux, oui, mais en la matière, il ne serait vraiment pas sérieux de ne pas jouer avec cette histoire. C’est la part profondément enfantine de ce projet : il n’y a rien de plus sérieux qu’un enfant qui joue. Dans quelle catégorie de pensée classer la boule à neige ? Elle échappe, déborde, car ce monde en miniature prétend l’englober tout entier. Avec Mohamed El Khatib, voici des mois que nous rêvons sur cet objet, de manière un peu flottante, à coups d’associations d’idées, de coïncidences, de hasards.


Patrick Boucheron, qu’est-ce qui vous a donné envie de participer à un objet théâtral ?


P. B. : Je cherche, depuis quelques temps, différents moyens de rendre manifeste l’expérience de l’histoire. Le théâtre permet ce partage du sensible, parce qu’il oblige à poser la question de l’adresse. Voici ce qui m’intéresse, davantage que le jeu, la scène ou la troupe : trouver la bonne adresse. Comment avez-vous repéré les collectionneuses et collectionneurs que vous avez rencontrés ?


M. E. K. : C’est comme pour la Covid-19, il a fallu trouver le collectionneur zéro. Il nous a alors ouvert les portes d’un monde clos : les plus grands collectionneurs se connaissent tous, à l’échelle internationale. C’est tout un monde avec ses codes propres, ses non-dits, etc. C’est un monde particulièrement difficile d’accès, car ses acteurs en sont très fiers, tandis que subsiste toujours un léger trouble lié au caractère absolument inutile de l’objet de leurs collections. C’est sur un fil ténu, car ils sentent qu’ils sont toujours susceptibles d’être taxés de ringards.


Comment vous ont-ils accueillis dans ce « monde » ?


M. E. K. : À la fois avec méfiance, pudeur, et avec un plaisir infini de partager leur jardin secret, car ce n’est pas le genre de collection dont on fait la publicité, à l’instar d’une collection d’art contemporain.


De quels milieux sociaux sont-ils ?


M. E. K. : C’est un monde très déroutant par sa mixité sociale. Il est composé de toutes les classes et tous les milieux confondus. Si la plupart des boules à neige coûtent une dizaine d’euros, certaines sont estimées à plus de 20 000 dollars. Il faut remonter à la première boule à neige, la « boule zéro », présentée en 1889 à l’exposition universelle à Paris : trois collectionneurs prétendent la détenir à ce jour ; l’originale se trouve vraisemblablement entre les mains d’Andy Zito aux États-Unis, qui l’évalue à 25 000 dollars.


Pourquoi collectionnent-ils ces objets ?


M. E. K. : La plupart du temps, c’est par hasard, par un concours de circonstances. Là aussi, il faut remonter à la première boule pour chacun : un cadeau, un parent qui collectionnait... En réalité, il y a autant de motifs que de collectionneurs, il est difficile de trouver un point commun entre tous, sinon celui-ci, frappant et insolite, que celles et ceux qui possèdent au moins 3 000 boules – c’est le seuil qu’il faut atteindre pour faire partie du cercle international des grands collectionneurs – n’ont pas d’enfants.


P. B. : Ces collectionneurs sont nos ambassadeurs dans ce monde si singulier. En voyant leurs témoignages, il est difficile de ne pas ressentir une forme très tendre de mélancolie, qui a à voir avec le deuil. Car bien entendu, l’histoire des boules à neige, depuis le XIXe siècle, a à voir avec une forme de morbidité du souvenir, du sentiment de la ruine, d’un chagrin délicatement noyé. Mais cette biosphère qu’est la boule à neige a aussi à voir avec la divination : ce que l’on cherche à travers elle, c’est à rendre visible des souvenirs (y compris ceux que l’on s’invente), mais aussi à voir l’avenir.


Mohamed El Khatib, d’où est venu le choix de ne pas les inviter sur le plateau comme vous le faites souvent avec les personnes que vous rencontrez ?


M. E. K. : Chaque création a ses propres règles, et je n’invite les gens que lorsqu’il y a nécessité à le faire, quand ils en ont le désir et que j’en ai les moyens. En l’occurrence, ce sont des personnes très discrètes et il me paraissait plus pertinent de réunir une partie de leur collection – notamment leurs boules préférées –, qui les représente et les définit parfaitement.


La période du confinement a-t-elle réorienté votre réflexion autour de cette pièce prévue bien avant cet état de fait ?


M. E. K. : Un renversement s’est opéré : c’est nous qui nous sommes retrouvés confinés, mis « sous cloche », et cela nous a fait regarder l’objet différemment. P. B. : Cette période a, je crois, transformé le projet, et il portera inévitablement la marque, à la fois discrète et inévitable, de ce changement de condition historique. Avant, je voyais ce projet comme un divertissement amical. Puis, la crise sanitaire, qui nous a amenés à vivre ensemble, mais séparément, sous la coupe d’un même événement mondial, a évidemment fait vriller notre point de vue. Nous ne voyons plus de la même façon cette histoire de mise sous cloche de souvenirs urbains, souvent en ruines, et la question des retombées du passé prend une autre dimension.


  • Propos recueillis par Mélanie Drouère, juillet 2020
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