: Entretien avec Bérangère Vantusso
Propos recueillis par Malika Baaziz
Bouger les lignes est interprété par des comédiens de la Compagnie de l’Oiseau-Mouche. Comment les avez-vous connus ?
Bérangère Vantusso : J’ai rencontré la compagnie et travaillé avec certains de ses
acteurs quand Michel Schweizer m’a demandé de concevoir une marionnette pour
sa pièce Les Diables. Je connaissais l’Oiseau-Mouche de réputation et avais vu
quelques-unes de leurs créations. Arrivée depuis un an à la direction de la compagnie,
Léonor Baudouin m’a demandé si j’avais envie de collaborer à nouveau avec sa
troupe. Une formidable invitation que j’ai évidemment acceptée.
Je pense qu’il y a un
moment opportun dans un parcours de création pour travailler avec l’Oiseau-Mouche,
un moment où il faut accepter de déplacer ses manières de faire, et nous ne sommes
pas toujours prêts à cela. Travailler avec la compagnie, c’est une envie de bouger
soi-même, de concevoir et de faire autrement. Je crois que je vis de plus en plus
mes créations comme des expériences. J’accepte de ne pas trop en savoir avant de
démarrer un travail. Cela me paraît être un bon début et encore plus pour un projet
comme celui-là : laisser une grande place à l’imaginaire des comédiens, ne pas leur
imposer trop de formes pré-établies. J’ai aussi eu un vrai désir de les rencontrer parce
que la question de la norme et d’une certaine autorité du regard est centrale dans les
projets que je monte.
Le titre de la pièce s’adapte aussi bien à la sémantique de la cartographie qu’à la vocation de l’Oiseau-Mouche. Comment le travail avec cette compagnie a-t-il « bougé » votre pratique ?
Bérangère Vantusso : Cela m’apporte beaucoup d’étonnement, de surprise, parce
que, quand je propose une idée, ce que les acteurs proposent en retour se trouve
souvent à un endroit que je n’aurais pas imaginé. Il y a beaucoup d’inattendu, ce qui
est un bon ingrédient au théâtre. Nous avons aussi en commun un même moteur de
travail : la joie. Les interprètes sont très curieux, ouverts, disponibles à la rencontre.
Ces grandes qualités cultivées au sein de la compagnie – aussi bien dans leur
formation d’acteurs que dans le fait qu’ils ne jouent pas avec un metteur en scène
attitré – rendent l’expérience incroyablement agréable. Il faut s’adapter, repenser,
reformuler, ce qui oblige à se déplacer, à être plus précis ou à trouver un autre
chemin pour se faire mieux comprendre. Le spectacle est parti de cette sémantique.
L’invitation de la compagnie est une carte blanche, qui passe d’abord par un workshop
avec les comédiens. La première chose que j’ai souhaité faire était de m’adresser au
jeune public. La deuxième était de trouver une thématique qui pourrait prendre une
résonance particulière du fait du travail avec ces acteurs-là. Je souhaitais trouver un
thème qui, traversé par ces comédiens, prendrait une épaisseur et une singularité.
Le titre Bouger les lignes est en effet à prendre aux deux endroits, cela fait se déplacer
des deux côtés, du mien et du leur.
Autant politique que poétique, objet de savoir, représentation d’un imaginaire, la carte peut aussi être un outil de manipulation. Quels itinéraires avez-vous choisi d’emprunter ?
Bérangère Vantusso : Nous avons dû faire des choix, trouver un équilibre entre
les cartes imaginées par Paul Cox et les cartes historiques réelles, entre la carte
routière et celle des vents... Elles forment des récits, se racontent, et nous nous
sommes orientés vers certaines de leurs histoires. Nous avons pensé les cartes
par thèmes, comme par exemple celui des frontières, pour parler des questions
du commerce et de la guerre. Ce qui nous a aussi beaucoup intéressés était de
voir comment les techniques d’élaboration des cartes leur ont permis d’évoluer.
Comment, dès que nous avons commencé à prendre de la hauteur, avec des
montgolfières, des dirigeables, des avions, l’invention de la photographie aérienne,
nous avons pu voir le monde comme Icare. Un autre thème important, en lien
avec la question du commerce, était la privatisation de l’espace public qui apparaît
avec les satellites et les GPS.
La possibilité de se géolocaliser instantanément a
amené certaines grosses franchises à acheter des espaces à Google pour pouvoir
figurer sur ses cartes. Quelles que soient les évolutions technologiques, la carte est
avant tout un objet de pouvoir, un outil d’autorité. Les moyens techniques évoluent
mais la volonté derrière, celle de maîtriser, de contrôler, reste à peu près la même.
Aujourd’hui, nous cartographions tout, des fromages de France à la pandémie.
C’est devenu une manière d’objectiver et de simplifier. Je suis à la fois méfiante et
fascinée par les cartes, c’est merveilleux d’avoir une vision globale en une image,
de pouvoir capturer un concept, mais cela peut être dangereux car il est très facile
de faire dire aux cartes ce que l’on veut.
Le spectacle s’adresse également aux plus jeunes, que souhaitez-vous leur transmettre ?
Bérangère Vantusso : La carte est un objet ambivalent, complexe, fascinant.
En s’intéressant aux cartes, le monde n’est plus le même. Cela a beaucoup changé
mon rapport aux repères et ma représentation de l’espace. Un de mes souhaits en
réalisant cette création, pensée pour tous à partir de 9-10 ans, est de faire naître cet
effet chez de jeunes spectateurs. C’est un âge où ils ont encore un vrai pied dans
l’enfance et sont en même temps en train de s’ouvrir à la société et au monde tel
qu’il est pensé et organisé. J’aimerais qu’après ce spectacle, ils observent les gens
et les espaces différemment, qu’ils regardent et comprennent le monde autrement..
J’aimerais que les jeunes spectateurs comprennent que cette organisation de
l’espace n’est pas du tout anodine. Elle est souvent imposée et il est toujours mieux
de s’en rendre compte, cela rend plus libre. Ce qui me plaît aussi c’est que les
comédiens de l’Oiseau-Mouche soient les vecteurs de ce savoir, c’est également
cela qui fait bouger les lignes.
- Propos recueillis par Malika Baaziz en janvier 2021 pour le Festival d'Avignon
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