: La fin d’un rêve à réinventer
Par Célie Pauthe
Pièce monstre, prenant pour théâtre la totalité du monde antique connu, embrassant en cinq actes fous dix années de chaos politique et de guerres fratricides d’où émergera un monde nouveau (en grande partie le nôtre), Antoine et Cléopâtre est un chant du Cygne, un crépuscule des Dieux. La démesure même de l’œuvre semble porter en elle l’éclat du monde qu’elle voit s’éteindre.
Si lucide et fin analyste Shakespeare soit- il envers ses deux héros, n’occultant rien de leur narcissisme, leurs excès et leurs erreurs, ce sont bien in fine d’une immense empathie, d’une mélancolie déchirante, d’un sentiment de perte irrémédiable dont nous gardons le goût. La beauté et l’immortalité poétiques qu’il leur confie au cours des derniers actes, l’indescriptible mélange de bruit, de fureur, de profondeur humaine et de délicatesse avec lequel il les accompagne au tombeau suffisent à en témoigner.
Quel est-il ce monde qui disparaît ? Et quel rêve contenait-il ? L’union d’Antoine et Cléopâtre est doublement (d)étonnante en cela qu’elle cristallise une dimension dionysiaque, faite de désordre, de passion, d’érotisme hautement inflammable, et à la fois un rêve politique. Redessiner la carte de l’Empire à l’aube du premier millénaire de notre ère en une entité multipolaire où Alexandrie aurait pu devenir, à l’égal de Rome, l’un des centres d’une nouvelle organisation politique dans le sillage d’Alexandre Le Grand ; agréger et fusionner jusqu’à l’exubérance tous les héritages et les imaginaires dont ils sont issus, dans le creuset des civilisations égyptienne, hellénistique et romaine ; donner naissance à une nouvelle dynastie, fruit de leur double origine ; métisser leurs Dieux jusqu’à en inventer de nouveaux ; imaginer un monde, en somme, où les notions mêmes d’Orient et d’Occident n’existeraient plus mais se fondraient en une même hybridité originelle, indémêlable : tel fut en effet le rêve – intuition empirique et sensuelle autant que projet de civilisation –, auquel ils tentèrent de donner naissance.
Un rêve si dangereux que le 2 septembre 31
avant notre ère, la victoire d’Octave,
futur Auguste, sur les forces d’Antoine et
Cléopâtre dans les eaux d’Actium y mettra
définitivement fin, marquant la fin de la
République romaine et de l’époque hellénistique. Un ordre nouveau, pour des
millénaires, naît en Méditerranée. Garant de
la Pax Romana, Auguste fonde son Empire
naissant sur une extrême centralisation du
pouvoir, imposant aux régions « pacifiées » une
administration directement gérée par Rome.
L’Egypte, dont Alexandre avait su conserver
l’héritage millénaire des Pharaons, disparaît
de la carte. Césarion, fils de Jules César
et Cléopâtre, en qui Antoine et Cléopâtre
fondaient leur premier espoir dynastique,
est assassiné par Octave une semaine après
la mort de celle qui restera dans l’histoire
comme la dernière reine d’Egypte.
Cet ordre nouveau sera scellé dans les
mémoires par une propagande romaine
si efficace que les échos en sont encore
vivaces. « L’ivrogne et la putain », telle
devait être l’image que le monde pour les
siècles des siècles devait garder d’Antoine
et Cléopâtre. Comme s’il fallait à tout prix
empêcher que le projet politique qu’ils
portaient ne puisse plus jamais exercer sa
puissance d’attraction ; comme s’il fallait jeter
définitivement l’opprobre et l’anathème sur
l’abâtardissement, l’affaiblissement, l’impureté
que pouvait contenir une telle alliance.
Un Empereur déifié, un monde unifié autour
d’un seul pôle, tout cela semblait si bien
annoncer et préparer l’avènement du
message universel et chrétien, qu’Auguste
fut bientôt appelé providentiel, et Rome,
la Jérusalem terrestre. On comprend mieux
pourquoi Antoine et Cléopâtre devaient
longtemps encore errer dans le purgatoire.
Mais si, au lieu de cet Occident hégémonique et unipolaire, au lieu du triomphe de l’une des deux moitiés du monde connu sur l’autre, quelque chose d’autre avait pu naître du projet de nos deux amants ?
Ré-ouvrir aujourd’hui Antoine et Cléopâtre, c’est reprendre le rêve qui fut le leur, c’est se demander dans quel monde nous vivrions aujourd’hui s’ils avaient gagné la bataille d’Actium ; c’est comparer ce qui a eu lieu avec ce qui aurait pu avoir lieu ; c’est envisager le passé en tant qu’il est toujours gros de futurs possibles. « Le passé, écrivait Walter Benjamin, est un temps discontinu criblé d’avenir. »
Après avoir partagé ensemble une autre
tragédie romaine – la Bérénice de Racine,
où la question des rapports Orient-
Occident dépendait déjà des affects les
plus profonds –, c’est avec Mélodie Richard
et Mounir Margoum, rejoints par de fidèles
partenaires et quelques nouveaux venus, que
nous nous aventurerons aujourd’hui dans
le chaos épique et lyrique shakespearien.
La musique y aura une place importante.
L’œuvre sera en partie resserrée. Des contre-
points filmiques et des échos poétiques
contemporains viendront s’inscrire en
creux, comme autant de prolongements
imaginaires entre des mondes à réinventer.
- Célie Pauthe, 15 septembre 2019
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