theatre-contemporain.net artcena.fr

Accueil de « Antoine et Cléopâtre »

Antoine et Cléopâtre

+ d'infos sur le texte de William Shakespeare traduit par Irène Bonnaud
mise en scène Célie Pauthe

: La fin d’un rêve à réinventer

Par Célie Pauthe

Pièce monstre, prenant pour théâtre la totalité du monde antique connu, embrassant en cinq actes fous dix années de chaos politique et de guerres fratricides d’où émergera un monde nouveau (en grande partie le nôtre), Antoine et Cléopâtre est un chant du Cygne, un crépuscule des Dieux. La démesure même de l’œuvre semble porter en elle l’éclat du monde qu’elle voit s’éteindre.


Si lucide et fin analyste Shakespeare soit- il envers ses deux héros, n’occultant rien de leur narcissisme, leurs excès et leurs erreurs, ce sont bien in fine d’une immense empathie, d’une mélancolie déchirante, d’un sentiment de perte irrémédiable dont nous gardons le goût. La beauté et l’immortalité poétiques qu’il leur confie au cours des derniers actes, l’indescriptible mélange de bruit, de fureur, de profondeur humaine et de délicatesse avec lequel il les accompagne au tombeau suffisent à en témoigner.


Quel est-il ce monde qui disparaît ? Et quel rêve contenait-il ? L’union d’Antoine et Cléopâtre est doublement (d)étonnante en cela qu’elle cristallise une dimension dionysiaque, faite de désordre, de passion, d’érotisme hautement inflammable, et à la fois un rêve politique. Redessiner la carte de l’Empire à l’aube du premier millénaire de notre ère en une entité multipolaire où Alexandrie aurait pu devenir, à l’égal de Rome, l’un des centres d’une nouvelle organisation politique dans le sillage d’Alexandre Le Grand ; agréger et fusionner jusqu’à l’exubérance tous les héritages et les imaginaires dont ils sont issus, dans le creuset des civilisations égyptienne, hellénistique et romaine ; donner naissance à une nouvelle dynastie, fruit de leur double origine ; métisser leurs Dieux jusqu’à en inventer de nouveaux ; imaginer un monde, en somme, où les notions mêmes d’Orient et d’Occident n’existeraient plus mais se fondraient en une même hybridité originelle, indémêlable : tel fut en effet le rêve – intuition empirique et sensuelle autant que projet de civilisation –, auquel ils tentèrent de donner naissance.


Un rêve si dangereux que le 2 septembre 31 avant notre ère, la victoire d’Octave, futur Auguste, sur les forces d’Antoine et Cléopâtre dans les eaux d’Actium y mettra définitivement fin, marquant la fin de la République romaine et de l’époque hellénistique. Un ordre nouveau, pour des millénaires, naît en Méditerranée. Garant de la Pax Romana, Auguste fonde son Empire naissant sur une extrême centralisation du pouvoir, imposant aux régions « pacifiées » une administration directement gérée par Rome. L’Egypte, dont Alexandre avait su conserver l’héritage millénaire des Pharaons, disparaît de la carte. Césarion, fils de Jules César et Cléopâtre, en qui Antoine et Cléopâtre fondaient leur premier espoir dynastique, est assassiné par Octave une semaine après la mort de celle qui restera dans l’histoire comme la dernière reine d’Egypte.
Cet ordre nouveau sera scellé dans les mémoires par une propagande romaine si efficace que les échos en sont encore vivaces. « L’ivrogne et la putain », telle devait être l’image que le monde pour les siècles des siècles devait garder d’Antoine et Cléopâtre. Comme s’il fallait à tout prix empêcher que le projet politique qu’ils portaient ne puisse plus jamais exercer sa puissance d’attraction ; comme s’il fallait jeter définitivement l’opprobre et l’anathème sur l’abâtardissement, l’affaiblissement, l’impureté que pouvait contenir une telle alliance.
Un Empereur déifié, un monde unifié autour d’un seul pôle, tout cela semblait si bien annoncer et préparer l’avènement du message universel et chrétien, qu’Auguste fut bientôt appelé providentiel, et Rome, la Jérusalem terrestre. On comprend mieux pourquoi Antoine et Cléopâtre devaient longtemps encore errer dans le purgatoire.



Mais si, au lieu de cet Occident hégémonique et unipolaire, au lieu du triomphe de l’une des deux moitiés du monde connu sur l’autre, quelque chose d’autre avait pu naître du projet de nos deux amants ?


Ré-ouvrir aujourd’hui Antoine et Cléopâtre, c’est reprendre le rêve qui fut le leur, c’est se demander dans quel monde nous vivrions aujourd’hui s’ils avaient gagné la bataille d’Actium ; c’est comparer ce qui a eu lieu avec ce qui aurait pu avoir lieu ; c’est envisager le passé en tant qu’il est toujours gros de futurs possibles. « Le passé, écrivait Walter Benjamin, est un temps discontinu criblé d’avenir. »


Après avoir partagé ensemble une autre tragédie romaine – la Bérénice de Racine, où la question des rapports Orient- Occident dépendait déjà des affects les plus profonds –, c’est avec Mélodie Richard et Mounir Margoum, rejoints par de fidèles partenaires et quelques nouveaux venus, que nous nous aventurerons aujourd’hui dans le chaos épique et lyrique shakespearien.
La musique y aura une place importante.
L’œuvre sera en partie resserrée. Des contre- points filmiques et des échos poétiques contemporains viendront s’inscrire en creux, comme autant de prolongements imaginaires entre des mondes à réinventer.


  • Célie Pauthe, 15 septembre 2019
imprimer en PDF - Télécharger en PDF

Ces fonctionnalités sont réservées aux abonnés
Déjà abonné, Je me connecte Voir un exemple Je m'abonne

Ces documents sont à votre disposition pour un usage privé.
Si vous souhaitez utiliser des contenus, vous devez prendre contact avec la structure ou l'auteur qui a mis à disposition le document pour en vérifier les conditions d'utilisation.

Loading…
Loading the web debug toolbar…
Attempt #