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À l'Orée du bois


: Entretien avec Pierre-Yves Chapalain

Propos recueillis par Francis Cossu

Entre réel et fantastique, votre univers prend appui sur une langue presque quotidienne qui ne s’embarrasse pas toujours d’usages littéraires. Faite de sensations, elle est aussi interprétée très directement par vos comédiens qui maintiennent un lien avec le public. Comment qualifieriez-vous votre style ?


Pierre-Yves Chapalain : Je cherche à faire émerger un univers en travaillant sur des situations de théâtre qui amènent les spectateurs à se sentir acteurs de l’histoire racontée sur le plateau. Cette recherche passe par un travail d’acteur qui rompt la distance entre le plateau et le spectateur, en parlant vraiment, comme si avec des mots nous pouvions toucher physiquement l’autre, comme si les comédiens touchaient du doigt ceux qui les regardent... Je cherche à faire émerger un monde entre rêve et réalité : une réalité nourrie de fantasmes où les frontières entre intérieur et extérieur s’effacent, un monde poreux où les influences cosmiques tiennent aussi leur place. Un monde traversé par les influences les plus diverses : la puissance des mots, la nature, la présence des spectateurs, la technologie. Un microcosme où les éléments en présence Un microcosme où les éléments en présence s’influencent et interagissent entre eux. C’est ainsi que mes spectacles se construisent, c’est ainsi qu’ils vivent et évoluent, comme des organismes vivants, non déterminés d’avance.


Ce texte met en regard des situations quotidiennes et des forces invisibles qui agissent sur les personnages comme dans le théâtre antique. D’ailleurs, l’un d’entre eux, la Maire, est aussi le Coryphée. Pourquoi avoir choisi d’écrire cette pièce contemporaine sur le retour à la nature à la manière d’une tragédie grecque ?


C’est la première fois que j’utilise cette forme-là. Pour écrire cette pièce, je me suis inspiré des Stücken de Bertolt Brecht qui proposent de déplacer l’accent de l’action vers la narration. Ici, comme hier, « la » coryphée, puisque c’est une femme, dévoile le récit, explique le contexte, explore les motivations des personnages et révèle au public ce qu’il a besoin de savoir pour comprendre ce qu’il se passe sur scène. Elle est à la fois narratrice et personnage. Elle est une figure importante de la commune, elle connaît bien les habitants, et la région dans ses moindres recoins... Elle est souvent accompagnée du chœur, qui représente un groupe d’amis ou de riverains, et vient faire écho à son récit. Le chœur commente et questionne les agissements du mari et de la femme, il les met en garde contre les intentions du voisin, s’inquiète de ces fêtes sauvages et de son organisateur aux yeux émeraude. Grâce à ces deux figures, à travers lesquelles est porté le récit, À l’Orée du bois fait plutôt penser à un oratorio. La musique y a un rôle important grâce à un DJ/musicien au plateau qui se mêle à l’action et au récit mais qui produit aussi les sons de cette fête sauvage qui agite les esprits du village et qui, comme endroit lointain et secret, nous oblige à imaginer, extrapoler, voire nous inquiéter. Mais c’est une pièce parfaitement contemporaine qui s’inspire de ces retours à la nature qui ont suivi les différents confinements. De cette prise de conscience qu’une vie meilleure, plus saine, est encore possible quand nous nous éloignons des centres urbains. Elle rappelle également que cela ne va pas de soi...


Effectivement, il semble que les personnages de la pièce n’ont pas toujours les codes pour se comprendre... La déconnexion est une thématique centrale du spectacle.


À commencer par les villageois eux-mêmes qui cherchent à rejoindre à tout prix ces fêtes se déroulant clandestinement, la nuit, et qui n’arrivent pas à les localiser car ils n’ont pas les codes pour y accéder. Ils sont déconnectés de cette culture-là, qui pourtant les fascine, comme ce couple fraîchement installé au village et qui doit réapprendre à être plus autonome. Cela parle aussi de l’instinct des relations sociales. L’homme qui arrive de la ville, alors qu’il vient d’hériter de sa maison de famille, ne sait plus comment faire pour apprivoiser les villageois. Ni son grand-père qui lui cache la vérité et ne sait pas comment dire qu’il a perdu ses terres en jouant au casino. Un grand-père qui ne pourra donc pas transmettre, qui ne pourra pas jouer son rôle. Cela indique aussi que beaucoup s’installent à la campagne alors même que ceux qui y vivent actuellement connaissent un avenir incertain.


Cette perte de l’instinct, est-elle la marque d’une perte de liberté ?


Je pense que oui. L’instinct nourrit continuellement quelque chose de vivant. Le nier revient à renier la force vitale. Et c’est ce qu’impose aujourd’hui le contrôle marchand et néolibéral qui nous empêche en quelque sorte de nous exprimer et de rester connectés à nos nécessités intérieures faites d’instincts et de pulsions. Un système qui oblige à nous cacher, comme les raveurs au fond de la forêt.


Une autre voie est-elle possible ? Diriez-vous que cette pièce invite à renouveler la relation que nous établissons avec nos semblables et le vivant ?


Cette voie est incarnée par la femme. Elle se ressource dans la nature, elle se fond en elle dans une position discrète d’écoute pour mieux vivre cette vie nocturne qui la fascine. Et à force d’écoute et de partage, elle devient de plus en plus humble. Elle a un rapport plus sauvage, plus discret, plus instinctif, pour ne pas effrayer les choses qui l’environnent. Il est très certainement question de l’intelligence avec laquelle nous nous adaptons pour créer des mondes habitables et partageables. S’adapter instinctivement comme les arbres au manque de pluie ou au soleil féroce. Est-ce que nous, humains, pouvons continuer à nous policer, à accepter d’être autant utilisés ? Nos instincts vont-ils de plus en plus être réglés par des algorithmes ? Pour l’instant, la peur nous sépare, nous divise, empêche d’établir un dialogue et de négocier avec la réalité. Cela résonne avec cette peur que certains ont des migrants ou des réfugiés. C’est ce monde-là, qui arrive, qui est déjà là, que j’interroge parfois jusqu’à l’absurde.

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